Erre a été écrit du 7 juillet 2018 au 21 septembre 2018, corrigé par deux fois, à l’exception de la dernière série de poèmes. Ce couloir de temps restreint où le livre s’engouffre, Antoine Emaz l’a suivi sachant qu’il se rétrécirait à mesure, logiquement, comme une vie s’amenuise et s’altère. Le cancer, qu’il ne cacha pas, la résistance qu’il ne cessa de déployer pour lui faire face, ne se détournant pas de ce qu’il endurait et qu’il fallait écrire : de l’épuisement, des traitements, des découragements, mais aussi de ce qui, là, devant, en cette traîne de fin d’été, faisait encore devant lui la beauté de la lumière rasante, celle des gestes, d’un sourire, de la douceur d’un regard (deux mots rares dans les autres livres). On ne pourrait retenir de ces moments que la banalité et l’ordinaire coïncidence qu’ils trouvent avec le commun des mortels, nos frères relevés face à la douleur. Voyez Villon, qui fut aussi une référence pour Emaz. Cependant que de banalité, d’ordinaire, de commun, Emaz ne cessa d’en dire la teneur et l’inscription dans toute vie, sans exception, et sans relâche les qualifia en même temps qu’il les requalifia. Moins pour les orner d’une noblesse, que de révéler en eux une évidence humble et propre à ce qui tient l’homme dans son rythme, son élan, sa marche vers sa propre fin.
Erre, comme le rappela l’un de ses proches amis Alexis Pelletier, « c’est aussi bien l’errance, l’allure, la manière d’avancer, la vitesse, l’élan, la trace marquant le passage d’un gibier voire le pas. Mais en ancien français aussi le voyage ». Cet erre (air des verbes en -er et lignes d’erre), qui délimite, mais aussi s’infinit à l’endroit où les mots butent contre ce qu’ils ne pourront dire du dernier pas, cerne l’aventure telle que toujours écrite, de jour en jour, au jour le jour, hors de toute dramatisation. C’est que « la rencontre entre le peu, la banalité du vécu et la manière de faire entrer ce peu dans les mots, est le geste que toute l’œuvre d’Antoine désigne, creuse » ajoute-t-il. Jusqu’à cette fin de partie plus facile à nommer de loin, depuis la grande santé, qu’avec ce coin fiché dans le corps qui insiste et le détruit. C’est pourtant sans pathos aucun, sans affectation, et en dehors de tout recours (à la croyance), qu’Emaz écrit « on finit quelque chose/sans bien savoir quoi/peut-être seulement/un bout de temps//mais on finit//et c’est cette fin que la lumière du soir/ou le noir de la nuit/parviennent à effacer/absorber diluer perdre dissoudre/dans du plus vaste//la fin du jour est bonne à prendre//rien d’autre à dire ». Si bien que se croise, comme souvent dans les séries de Erre, la volonté d’en rester au plus ras du constat : finir et noter que l’acte même de sa conscience se dilue dans le vaste espace de la nuit, s’amenuise presque, se désécrit. « Ne pas trop demander au ciel/sa lessive de ciel/quand elle a lieu/d’un jour l’autre/c’est déjà bien », c’est-à-dire ne pas réclamer, ne pas attendre qu’un autre don le transfigure.
L’éthique qui visse geste d’écriture et traversée existentielle est chez Emaz tout à fait claire et précise. Elle conduit notre rapport au peu de monde à pouvoir rapatrier dans l’existence générale les bribes éparses de rapports possibles, imaginables, lesquels, parions semble-t-il dire, pourraient bien relever quelques joies, quelques fusées de sens face à la déréliction et l’affliction. Tous les livres d’Emaz, dans leur façon très stricte et minimale d’élaborer leur syntaxe (vers coupés net, phrase nominale), font face à ce qui use et fait usage de l’existence, l’épuise, l’exclut, la ruine (voir K.-O. [2004], mémoire du 11-Septembre). Ainsi c’est au travers de l’expérience comme épreuve, à l’endroit où elle n’est encore ni dite, ni vérifiée, balbutiante, ou seulement nœud de matière vive féroce, que s’élabore une éthique de vie. Erre, comme l’ensemble de l’œuvre, la dit avec une gravité familière, que chacun reconnaît ici, dans l’instance de ce qui vient casser le dé des mots. Reste pourtant leur pugnacité, ce « il faut longer, continuer » qu’Emaz citait souvent depuis L’Innommable (Beckett) et qu’il formulait encore ainsi : « juste des courants muets/des flux de nuit/noire sur noir/on voit le passage/sa traîne de remous sillage/et ça s’efface ».
Emmanuel Laugier
Erre
Antoine Emaz
Tarabuste éditeur, 162 pages, 16 €
Poésie Frères, qui après nous vivez…
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Emmanuel Laugier
Avec Erre, ultime opus posthume, Antoine Emaz (1955-2019) fait dépôt d’un livre dont chaque date, comme un point vibrant, dit ce qui reste à vivre hors l’impossible instant de mort.
Un livre
Frères, qui après nous vivez…
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.