Nous n’ignorons pas que le nazisme organisa de festifs autodafés, brûlant des monceaux de livres juifs, et d’antagonistes politiques. Mais que ces feux signent un « hiver de la littérature », nous n’en avions qu’une partielle idée avant cet ouvrage d’Uwe Wittstock qui dresse un édifiant tableau.
Si les menaces étaient assez claires depuis qu’Hitler et son parti montaient en puissance, c’est dès sa nomination à la Chancellerie, le 30 janvier 1933, que les événements se précipitent. Le somptueux « bal de la Presse », au soir du 28 janvier, est encore un moment de joie et de liberté, la « dernière danse de la République », où se glisse un auteur fêté, Carl Zuckmayer, dont les comédies, comme le Joyeux vignoble, font hurler de rire, mais aussi rugir les tenants du « national populisme » qui se découvrent la cible de sa satire. S’y pressent les personnalités en vue ; l’on y croise Klaus Mann, le fils du grand Thomas, et dont l’homosexualité déplaît. Autour de ce noyau gravite une fille du scandaleux dramaturge Wedekind. Et au-delà le peintre George Grosz déjà enfui aux États-Unis, les écrivains Gottfried Benn, Joseph Roth, Vicki Baum, Erich Maria Remarque, météorique romancier de la guerre de 1914-1918. Ceux qui préféraient idéaliser cette guerre voient d’un œil furibond son succès transatlantique. Plus loin, vaque Bertolt Brecht, dont les pièces sont idéologiquement marquées par un communisme honni.
Dès lors que le führer est « Chancelier du Reich », des marches aux flambeaux aux agressions, il n’y a qu’un pas : être juif ou communiste est un péché capital vite puni. De suite les brutes se sentent pousser des ailes. La « volonté culturelle des nationaux-socialistes » n’a de cesse de faire du nettoyage. Bernhard Rust, le ministre dédié à l’éducation et aux cultes, s’indigne de « catégories de gens de lettres étrangers à la race », de la « bâtardisation et de la négroïsation de l’existence ». L’Académie prussienne doit exclure sans autre forme de procès les frères Heinrich et Thomas Mann, Alfred Döblin, Franz Werfel, Ricarda Huch… tous « écrivains libéraux-réactionnaires ». Ne conservant ainsi aucun prodige de la littérature. Célébrant un martyr fusillé par « l’ennemi héréditaire », soit la France, un thuriféraire d’Hitler, Hanns Johst, fait un triomphe avec un drame propagandiste.
Les forces des S.A. assiègent théâtres et cabarets satiriques où officient Klaus et Erika Mann. Göring intime à la police de tirer sur les éléments « hostiles à l’État », les réunions électorales sont perturbées, les hauts fonctionnaires valsent. L’« Union de combat pour la culture allemande nationale-socialiste » veille. Écrivains et artistes qui le peuvent quittent le pays, les autres ne savent où l’horreur va les mener. Après l’incendie du Reichstag, la rage assassine s’enflamme, les droits fondamentaux sont abolis, les camps de concentration inaugurés. Goebbels chapeautant la culture, « À quoi bon écrire encore ? ». Fuir à l’étranger ; ou mourir.
En trente jours, cet « hiver de la littérature » prélude à la glaciation totalitaire sur l’Allemagne de Goethe, avant que se déclenche le feu guerrier sur l’Europe. Malgré l’abondance des signes annonciateurs, la terreur s’est si vite installée ! Sans doute faut-il y lire une leçon pour l’Histoire…
Indubitablement il s’agit d’un livre d’historien solidement documenté, animé par une foule de personnages, d’écrivains dont les portraits sont croqués sur le vif, tressé avec soin par Uwe Wittstock, qui, né en 1955, est l’auteur d’ouvrages sur Karl Marx et sur la littérature contemporaine d’outre-Rhin. Mais, organisé comme un journal, de date en date, il permet de faire monter un suspense terrible, un compte à rebours inéluctable, voire d’associer à cette narrativité haletante une dimension romanesque, quoique, hélas, sans fiction.
Thierry Guinhut
Février 33. L’hiver de la littérature
Uwe Wittstock
Traduit de l’allemand par Olivier
Mannoni, Grasset, 448 pages, 26 €
Essais Un air irrespirable
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Thierry Guinhut
Févier 1933 : l’orage nazi foudroie la littérature allemande.
Un livre
Un air irrespirable
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.