Le deuxième roman de Jurica Pavičić n’a pas l’ampleur narrative du précédent, qui englobait l’histoire de la Croatie sur une longue durée : l’auteur resserre la focale sur un noyau dur familial, un huis clos par l’intermédiaire duquel il aiguise son regard de chroniqueur social sur les us et coutumes de son pays. Dès l’incipit, Bruna, le personnage central, nous est présentée comme ayant été condamnée, en 2010, à onze ans de prison pour meurtre aggravé. Nous savons donc que la jeune femme est celle qui a tué. À la prison de Požega où elle a été affectée aux cuisines, « le monde minuscule de Bruna se résume à des couloirs de béton, une cellule, un réfectoire (…) elle tourne de jour en jour dans ce microcosme comme un hamster dans une roue. » Et cet univers carcéral vient comme répéter l’enfermement qu’a pu représenter son entrée dans le cercle familial de son mari. Car toute la force de ce récit se situe dans la plongée progressive dans l’histoire de Bruna, sa rencontre en 2006 avec un certain Frane, encore jeune marin en formation, son mariage, puis son installation chez lui à Kman, au deuxième étage de sa maison familiale.
Bruna met le pied dans un lieu où elle va devoir trouver sa place. Belle-fille et belle-mère vont cohabiter, coexister pendant les longues absences de Frane parti en mer. Très vite une concurrence s’installe aux fourneaux, l’une prenant le pas sur l’autre, puis la bridant, la méprisant, détruisant l’amour même. Anka est toute-puissante en son royaume et la coutume veut que la belle-fille se plie aux conventions de sa nouvelle famille. Bruna obtempère mais son cœur se gonfle de rancœur, jusqu’à ce que la situation se retourne par un étrange tour du destin, qu’une forme de vengeance se fasse jour, et peut-être aussi, plus encore qu’un désir de mort, une soif de respirer à nouveau, de vivre malgré tout, qui poussera Bruna à une extrémité paradoxale. Et pour ce faire, elle utilisera la cuisine méditerranéenne, devenue au fil des pages un des ressorts narratifs du livre.
Jurica Pavičić use du thème de la belle-mère malfaisante qui court dans les contes pour enfants et nourrit la littérature européenne, mais il l’adapte à la culture croate en mettant en perspective un conflit générationnel. Anka est la tenante d’un conservatisme méditerranéen selon lequel la mère est la maîtresse incontestée du foyer, tandis que Bruna est plus en phase avec son temps et vit à l’occidentale. Cette confrontation sociétale apparaît tout autant dans le monde environnant qui les entoure toutes deux. D’un côté, il y a les vieux immeubles communautaires de l’époque de Tito : « Ils vivaient là, les uns près des autres, voisins depuis l’ère socialiste. Ils avaient travaillé dans les mêmes usines aujourd’hui liquidées. (…) ils mouraient les uns après les autres (…) reliques d’un passé depuis longtemps disparu. » Et de l’autre côté, la modernité pour touristes qui remplace l’ancien monde industriel : « Là où était situé autrefois le chantier de déconstruction navale, ce sont maintenant des immeubles de locations de vacances. À la place de l’usine de chlorure de vinyle, il y a un centre commercial. À la place du port de pêche, elle découvre une marina ».
Au combat des deux femmes font écho les transformations d’une terre ayant adopté trop vite un capitalisme touristique qui en laisse beaucoup sur le bord du chemin. Mais Pavičić, comme dans la construction complexe de ses personnages, ne se permet pas de jugement hâtif, de choix entre le bien ou le mal. Il met en perspective, avec une forme de tendresse humaniste qui transparaît à chaque description, une Croatie qui, dans ses traditions familiales, prône l’élévation sociale d’une génération à l’autre, tandis que l’histoire du pays finit par dire tout l’inverse, chaque génération subissant un bouleversement qui détruit l’héritage de la précédente.
Lionel Destremau
La Femme du deuxième étage
Jurica Pavičić
traduit du croate par Olivier Lannuzel
Agullo, 222 pages, 21,50 €
Domaine étranger Poison croate
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Lionel Destremau
Après L’Eau rouge (lauréat du Grand prix de littérature policière étranger 2021), Jurica Pavičić met en scène le destin d’une cuisinière empoisonneuse.
Un livre
Poison croate
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.