Elles sont neuf. Pourquoi elles ? La narratrice, Rafaela, semble résignée. « Je me contemplai dans le miroir. J’y reconnus une femme jeune, mais déchue. (…) Qui est-on quand on quitte sa maison d’enfance ? Une personne jeune et seule sur le chemin de la vie. »
Elle part, un matin, monte dans le train, direction Strega et son hôtel, dont elle a attentivement étudié la brochure. Un hôtel tout de couleurs, filles et amusement. À l’arrivée, la gare est déserte. L’odeur putride et fraîche, « comme l’odeur d’une église la nuit ». L’air a un goût de fer. Elle fume, au bord du lac noir, sans plus savoir ce qu’elle fait là. « J’aimais être une fille docile. C’était comme être tenue par une belle laisse de cuir brillant. » Et puis les autres filles arrivent, et toutes, elles embarquent à bord du téléphérique.
Au bout de la ligne il y a l’Hôtel Olympic, d’où s’échappe une musique infiniment triste. Les lieux sont magnifiques, et effrayants. L’hôtel a été célèbre, fréquenté, un endroit pour les fêtes, avant de devenir « répugnant », démoniaque à en croire les nonnes du prieuré dans les bois, puis simplement oublié, « relique d’une époque depuis longtemps enfouie ». Rex, Toni et Costas attendent les filles, les accueillent. Elles sont là pour les encadrer. Les règles ? Aucun homme, aucun congé, une absolue discrétion, des communications téléphoniques contrôlées. « Vous êtes des travailleuses saisonnières, c’est comme ça. » Le décor est posé, ses actrices en place.
Les dix-sept chambres de l’hôtel sont vides. Vides depuis le mois de juin comme en atteste le registre. Les filles font connaissance. Il y a Alba, et Cassie, Alexa, Bambi, Gaia, Barbara, Paula, Lorca. Toutes, elles ont 19 ans. « Nous étions ici ensemble, nous formions un tout. » Envoyées là pour devenir adultes, femmes accomplies, suivant les codes parentaux, les diktats sociétaux. Les jours passent, rythmés par les tâches quotidiennes, des habitudes se mettent en place, des rituels. Matin après matin, les jours se suivent et se ressemblent, personne ne vient. Les filles apprennent les tâches domestiques, œuvrent sans répit, mais aucun client n’apparaît. Rien ne vient briser la routine qui s’instaure, et l’étrangeté des lieux. Sous la surveillance et l’autorité de leurs trois gouvernantes, les jeunes femmes deviennent une curieuse entité, unie par les mots autant que les silences. Elles rêvent à l’unisson.
Et puis, alors que le temps s’allonge, interminable, Toni, gardienne omnisciente, omnipotente, décide de briser le rythme. Elle envoie les filles au théâtre. La salle sent sa grandeur passée, l’actrice se fait fantôme, l’acteur meurtrier. Le moment marque une rupture dans l’isolement du lieu, une rupture, dans l’isolement du groupe. Alors, tout se délite. Quand Cassie disparaît, nul doute n’est permis. La jeune fille est morte. Mais d’elle on ne trouve rien. Ou trop peu. La peur monte, le groupe se disloque. Il est temps, grand temps de partir.
Johanne Lykke Holm accumule les phrases courtes, les ressentis, les images. Le paysage est presque organique, sensoriel : la lune comme du lait, un ballon rouge luminescent, les odeurs flottent, terre, miel, amandes, cerises, naphtaline, abattoir, tout est humide, ou moite, Rafaela parle lumières, textures, ressentis et souvenirs. Le temps semble s’étirer, à l’infini, et l’étrange règne. Il y a dans l’écriture fragmentée du récit quelque chose de presque lynchien, une décomposition recomposition du monde, sur un milieu instable. Johanne Lykke Holm trace un chemin, entre maléfice rampant, malédiction ancienne, que seules ses jeunes filles peuvent suivre. Les accompagner ressemble à un privilège.
Julie Coutu
Strega
Johanne Lykke Holm
Traduit du suédois par Catherine Renaud
La Peuplade, 256 pages, 20 €
Domaine étranger Sur les bords du lac noir
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Julie Coutu
Roman chromatique, Strega laisse la part belle au silence et aux questions sans réponses, entre film horrifique et littérature gothique.
Un livre
Sur les bords du lac noir
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.