Publié en 1978, le premier roman de Marianne Fritz s’attarde sur les traumatismes perpétrés par la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1963, le 13 janvier précisément, dans la petite ville de Donaublau (« Danube bleu » en français, du nom de la célèbre valse de Strauss). Wilhelm et Wilhelmine fêtent leur troisième anniversaire de mariage. Dans l’ombre de cette journée particulière, bien des choses se meuvent : les 40 ans de Berta, la première épouse de Wilhelm et l’amie d’enfance de Wilhelmine ; les malheurs engendrés par l’année 1945 ; les destinées tragiques des êtres ayant vécu dans l’appartement 12 du 13, rue du Jour des Morts. Wilhelmine, qui « mettait les doutes et ruminations sur le même plan que l’alcoolisme, la toxicomanie ou le tabagisme », a échafaudé pour l’occasion des projets auxquels son mari n’a d’autre choix que de se plier. Il s’agit de rendre visite à Berta qui, tout au long de sa vie, n’a fait que subir « la poigne écrasante, aplatissant, laminant tout tel un rouleau à pâtisserie » du quotidien, dans sa « forteresse ».
Ce sont des chapitres lapidaires qui font avancer le récit et, si l’on mettait leurs titres bout à bout, l’on obtiendrait un poème. Ce 13 janvier 1963 est prétexte à de nombreuses digressions jaillissant çà et là au gré des émotions et des circonstances. Une telle intrication nous aide à saisir, dans son dénuement le plus âpre, ce qu’a constitué le parcours de Berta. L’ensemble de sa famille (père, mère, frères) disparaît pendant la guerre. En 1945, c’est son fiancé Rudolf qui est tué sur le front, la laissant seule au monde et qui plus est enceinte. Fidèle à la promesse qu’il a faite à son compagnon, le soldat Wilhelm retrouve Berta et la sauve de l’opprobre. Il devient homme à tout faire pour des particuliers aisés, une profession qu’il prend très à cœur (« ma tâche consiste à protéger, à maintenir grâce à mon humble personne la vie de gens importants »). Quant à Berta, elle passe beaucoup de temps avec leurs deux enfants, Berta et Rudolf, dans le silence et la solitude de l’appartement familial. Le problème, c’est que ce qu’elle « ne disait pas à haute voix avait tendance à proliférer dans sa tête avec une intensité redoublée ». Les angoisses qui la taraudent depuis que la malchance l’a frappée se transforment en obsessions. Alimentées par des tics de langage (ses phrases commencent par un invariable « si je peux me permettre de vous demander votre avis », pesant à l’infini « les pour et les contre, les si et les mais »), ces dernières rassemblent toutes les conséquences de ce qu’elle nomme mystérieusement le « poids de la vie ». Un fardeau assurément trop lourd à porter, qui a emporté tous ceux qu’elle aimait, qui retient son mari dans un lointain perpétuel et qui fait de ses enfants des « experts en défaite ». Ce tourment est personnifié par Wilhelmine, qui lui semble être « la vie même qui lui parlait, qui la réprimandait, qui lui prophétisait une fin sinistre, à elle et à sa progéniture ».
Les années se succèdent. Vient la période où Berta ne fait plus que ruminer et attendre, accablée, le retour de son époux pour qu’il lui explique « comment aider les enfants à mener leur petite vie insignifiante et comment elle-même affronter au mieux la saison sans feuilles qui allait inéluctablement s’amorcer ». L’on devine qu’une tragédie est sur le point d’éclater.
Le Poids des choses est un roman d’une intensité bouleversante. Épuré, tout en retenue, il dépeint quelques personnages et ce que la vie en a fait. C’est une histoire d’amour, c’est aussi une descente aux enfers : le dépit, le hasard, la médiocrité, l’attachement, la jalousie, la tristesse, toutes ces émotions qui sont susceptibles de nous faire perdre la raison, l’habitent. Elles envahissent la langue dépouillée de Marianne Fritz, font résonner les non-dits qui surgissent entre les lignes, accaparant notre imaginaire. Comment ne pas se prendre de pitié pour Berta, que l’on appelle « Un-homme-te-fait-une-promesse-et-tu-es-perdue » là où elle réside, selon la phrase qu’elle radote ? Comment ne pas pleurer sur cette femme brisée et trahie, coupable de l’impardonnable, dont le destin pourrait se résumer ainsi : « Tu as toujours eu un peu la poisse. Petite, déjà, pas vrai ? Et voilà, c’est fini » ? Le récit, qui a remporté le prestigieux prix Robert-Walser à sa sortie, nous fait pénétrer un univers littéraire aride et onirique tout à la fois, auquel nous espérons avoir très vite accès dans son intégralité en français.
Camille Cloarec
Le Poids des choses
Marianne Fritz
Traduit de l’allemand (Autriche) par Stéphanie Lux
Le Quartanier, 160 pages, 17 €
(en librairie le 22/09)
Domaine étranger La blessure de la vie
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Camille Cloarec
Plongée bouleversante au cœur d’une famille dans l’Autriche de l’après-guerre, par Marianne Fritz (1948-2007).
Un livre
La blessure de la vie
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.