Il y a un peu moins d’un an (Lmda N°225), nous saluions le retour à la lumière de Jean Proal, après une éclipse de plusieurs décennies. Faisant suite à la réédition de Montagne aux solitudes et d’Histoire de Lou, les éditions La Trace poursuivent donc leur entreprise de résurrection en rééditant un roman initialement publié chez Julliard en 1953.
Nous entrons dans cette histoire par le réquisitoire que le procureur adresse aux jurés, lors du procès d’un certain Jourdan, accusé du meurtre de l’aubergiste Simon Filippi. Selon le magistrat, il s’agit d’un « crime signé « Camargue » », c’est-à-dire non seulement perpétré dans cette région mais comme marqué au sceau de « ce pays des commencements du monde où la terre, le sel et l’eau ne sont pas encore séparés ». S’y trouvent tour à tour présentés les protagonistes du drame (que nous retrouverons par la suite), ainsi que le présumé coupable, tenu pour « un être nuisible, une indomptable brute, un de ces spécimens heureusement très rares d’une bestialité que notre civilisation a presque définitivement rayée de la surface de la terre. »
Il faut passer ce premier chapitre pour retrouver la belle écriture de Jean Proal. L’incipit du deuxième chapitre la révèle d’emblée : « L’aube de novembre coulait dans la chambre comme une eau grise – une lumière égale et triste qui ne dessinait aucun relief, n’allumait aucun reflet. »
Rarement un romancier aura autant sollicité un décor : ici, Camargue et intrigue ne font qu’un. Dans ces pages, cette terre de sortilèges et de paysages irréels semble faire l’homme, dans la mesure où le décor déteint sur les personnages, les façonnant en quelque sorte à son image : « Il ne voit pas son regard, mais une plage grise et vide qu’il sait être ses yeux ». Dans cette grisaille de novembre, êtres humains et paysages paraissent avoir une existence provisoire, destinée à disparaître ou s’estomper aussitôt qu’entrevue : « Tout, ici comme partout, était couvert de cette cendre impalpable – ni poussière, ni sable, ni sel – qui était l’atmosphère même du pays et que l’on sentait capable, en si peu de temps, d’effacer toute trace vivante de son domaine. »
On se laisse porter par l’intrigue, laquelle ne brille pas par sa complexité, et par les quelques péripéties qu’elle donne à suivre (la course folle d’Hélène sur un cheval sauvage, un combat entre deux taureaux, le corps d’un homme retrouvé mort sur le sable après la nuit, puis l’arrivée de l’inspecteur, qui entraîne ce roman dans une direction imprévue, le policier succombant très vite à la beauté énigmatique d’Hélène). S’il y en a si peu, c’est que Proal accorde une place de choix au silence. De là cette impression de lenteur, souvent majestueuse, avec laquelle les pages s’enchaînent les unes aux autres. La beauté du roman provient d’ailleurs des nombreux moments où il ne se passe rien, sinon des regards qui s’échangent, et qui s’en vont sonder l’intériorité des êtres, comme pour les mettre à nu.
Dans son réquisitoire, le procureur affirme : « il n’est plus question de littérature. Un homme est mort. Un homme doit mourir pour avoir tué. » À la fin, on ne sait pas si Jourdan est coupable ou non, mais après tout peu importe car, n’en déplaise au procureur (et tant mieux pour le lecteur), il est plus que jamais question de littérature.
Avec De Sel et de cendre Jean Proal souhaitait prendre un nouveau départ dans sa carrière d’écrivain, rêvant alors de décrocher un des prestigieux prix de novembre. Il dut se contenter de celui de la SGDL. Mais il signait là un roman remarquable, qui semble être davantage l’œuvre d’un poète que d’un romancier, capable de donner à lire jusqu’à l’épaisseur du silence : « Ils se regardent, ennemis, avec – entre eux – tout le poids de ce qu’ils n’ont pas dit. »
Didier Garcia
De Sel et de cendre
Jean Proal
La Trace, 252 pages, 20 €
Égarés, oubliés Le roman du silence
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Didier Garcia
Dans De Sel et de cendre, Jean Proal (1904-1969) se sert d’une Camargue envoûtante pour y enfouir un meurtre et la naissance d’un désir.
Un livre
Le roman du silence
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.