Faut-il comprendre la poésie d’Emily Dickinson ? »  : la première phrase de Emily Dickinson, l’évidence obscure maintient par cet oxymore la « légitime attente d’un sens » que déploie chacune de ses études. Pierre-Yves Pétillon, dénonçant le risque de paraphrase (« This is not it [paraphrase] »), s’avance pas à pas dans les entrelacs du poème « It was not Death, for I stood up,/ And all the Death, lie down – […] » (« Ce n’était pas la Mort, puisque j’étais debout,/ Et que tous les Morts sont couchés – […] », et d’un descriptif sec, littéral, conduit son analyse au plus près de l’historicité des mots. Le travail mené par le traducteur comme celui du critique consiste à restituer ce qui tend et arque les variations de chacun des poèmes de Dickinson, leur logique interne et extime. C’est que « L’esprit est l’Oreille Consciente/ nous Entendons véritablement / en inspectant – voilà qui est audible – / voilà qui est admis – en cet instant  ». Le poème annonce une éthique, celle que fixera bien plus tard le poète Louis Zukofsky lorsqu’il parlera dans son « A  » « d’oreille sincère ». Écrire pour que voir et entendre soient dire vrai et juste, sans extrapolation ou fantasme, sinon dénoncés. L’instrument de captation de l’ouïe est égal à celui de l’œil, qui inspecte pour entendre mieux ce qu’il voit, car l’œil écoute (Jean Starobinski) autant que l’ouïe voit. L’acte est décisif, « en cet instant », il invente la position du poème dans le monde, et telle est la conception de Dickinson : elle « offusque le visible », écrit Cécile Rondeau, c’est-à-dire qu’elle met « la représentation en crise (…). Le temps de l’éclipse est un temps désajointé ».
On pourrait dire, à la suite de ces lectures, celle sur l’attente (Christine Savinel), sur « L’orbe du sens et les éclipses » (Cécile Rondeau), sur les « questions d’esthétique » chez Dickinson (Antoine Cazé), qu’elles pratiquent une véritable « physiologie de la lecture » (Mandelstam). Il y est encore ici affaire d’oreille, ce que Cazé analyse dans « The definition of beauty is » en évaluant le sublime paradoxal de Dickinson, pareil à la syncope du sens il ouvre sur « l’étonnement d’un non-savoir ». Le poème chez Dickinson est un tympan extra-fin et Nicolas Millet, par le choix qu’il propose de l’année 1872, nous permet de réaliser quelle « oreille sincère » il est nécessaire d’avoir pour entendre Dickinson. Il y réussit indéniablement, avec un parti pris de sobriété et de préciosité combiné. C’est un risque, qui est celui de la beauté, et de la tension en eux respectée. Car entre l’audible et l’instant « Dites toute la vérité mais dites-la de biais –/ Le Succès tient aux Tours qu’on fait/ Trop éblouissante pour notre infirme ravissement ».

Emmanuel Laugier

Emily Dickinson, l’évidence obscure
Pierre-Yves Pétillon et alii
Préface d’Agnès Dérail-Imbert
Rue d’Ulm, 126 pages, 12 €

Where rode the Bird / Là où chevauchait l’Oiseau, vol.1 et 2, JbrJ...