C’est le bombardement de Dresde, la nuit du 13 au 14 février 1945, qui, in extremis, sauva Victor Klemperer de la déportation. Philologue et spécialiste des Lumières, il avait depuis 1933 noirci cinq mille feuillets d’un journal clandestin – « je grimpe le long de mon crayon pour sortir de l’enfer », cet enfer personnel qui fut aussi celui de tous les Juifs allemands, avec le travail forcé en usine, le passage à tabac par un membre de la Gestapo, l’existence qui se réduit comme peau de chagrin, à force qu’on vous interdit même d’acheter des fleurs, ou d’avoir un chat. De ce journal il extrait en 1947 un bref essai : LTI – Langue du Troisième Reich, dont le nom est depuis quelques décennies invoqué dès lors qu’il est question des novlangues, et des façons par quoi l’idéologie défigure les mots. Pourtant, à chercher dans LTI un exemple parlant, des exégèses saillantes, quelque grille d’analyse, on risque d’être déçu ; mais sans doute est-ce, comme le démontre ici Le Témoin jusqu’au bout, qu’on s’est mépris sur la valeur profonde de ce témoignage.
On avait lu Klemperer comme s’il se devait d’être systématique. Aux transes, au fanatisme, aux passions mauvaises, le professeur d’université n’était-il pas censé opposer les structures magistrales de la raison critique ? Préserver la liberté de l’esprit reviendrait ainsi à refouler tout affect, « comme si l’observateur d’une langue totalitaire (…) ne pouvait laisser passer, dans sa propre écriture, quelque pathos que ce fût ». Mais, insiste Georges Didi-Huberman, la vérité de l’émotion, dont l’expression laisse toujours entrevoir « toute une forêt d’autres états affectifs », n’est nullement ennemie de la raison ; et « Klemperer entend certes témoigner de faits – notamment des faits de langage – mais cela ne signifie pas qu’ils seraient disjoints des affects qu’ils ont fait surgir chez celui qui les a subis. » Des affects qu’on ne saurait justement confondre avec ceux, « brutaux » et « tyranniques », qui emplissent l’espace totalitaire dont Klemperer consigne les formes : ces mots qui trahissent l’émotion en venant « immobiliser tout langage sur un ceci qui ne voudra rien savoir du cela », cette syntaxe qui mécanise l’idiome pour en chasser toute plasticité, ces expressions d’une emphase incessante vouée à « brutaliser l’imagination » et à « en étouffer toute respiration ». C’est cette respiration que veulent alors (re)trouver les notes pudiques mais « bouleversées » du journal, où affleurent des sentiments mêlés, où se succèdent l’espoir, le dégoût, la désorientation, ou encore, non pas la raison froide, mais la raison « élevée jusqu’à l’intensité d’une colère ». La « lutte de cette intelligence » se fait ainsi lutte contre l’apathie, lutte contre la « lassitude de l’imagination » – selon l’expression même du philologue, dont le travail d’écriture et d’analyse s’emploie à « déplacer sa douleur propre vers quelque chose qui ne soit pas disjoint, qui puisse tendre au partage ».
Il était notoire que Klemperer avait voulu rattacher le détail des mots à la pensée de son époque ; on admirait qu’il distinguât ces choses minuscules qui ont valeur de symptôme, selon ce que Didi-Huberman nomme encore une « phénoménologie de l’immonde » ; on lui était reconnaissant d’envisager la langue non comme un domaine distinct, mais comme « le milieu irradiant de toute vie humainement constituée », « séparée de rien ». Mais on ne s’était pas figuré que ce lien, à travers le journal, était aussi avec autrui : c’est chose faite grâce à cet essai, dont la forme – souple, accessible, humaine – ne dément jamais son contenu.
Gilles Magniont
Le Témoin jusqu’au bout
Georges Didi-Huberman
Éditions de Minuit, 160 pages, 16 €
Essais Séparé de rien
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Gilles Magniont
Pas la langue en soi, pas la raison nue, pas tout seul : Georges Didi-Huberman éclaire, avec le Témoin jusqu’au bout, ces attaches qui permirent à Victor Klemperer de survivre, par son journal.
Un livre
Séparé de rien
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°232
, avril 2022.