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Traduction Anne-Laure Tissut *

février 2022 | Le Matricule des Anges n°230

Dans la maison au cœur de la forêt profonde, de Laid Hunt

Dans la maison au coeur de la forêt profonde

Il était une fois une femme qui alla et n’alla pas aux bois… » (72) Cette phrase tirée du huitième roman de Laird Hunt emblématise l’incertitude habitant ce récit, qui une fois encore met en scène une voix de femme. S’agit-il d’une sorcière, ou d’une jeune femme à l’imagination puissante et au regard perçant, étouffée par la rigueur de la société puritaine américaine en ses débuts, et marquée par les violences généralement subies par les femmes à l’époque ? Comme c’est le cas depuis Neverhome (2014), l’arrière-plan historique joue un rôle fondamental dans l’intrigue, où les faits avérés, retravaillés par l’écrivain, en côtoient d’autres de son cru. Le tressage de l’historique à l’imaginaire et du collectif à l’intime produit dans ce roman une langue inouïe, émaillée d’archaïsmes empruntés à l’anglais américain du XVIIe siècle et d’images poétiques toutes personnelles, notamment riches en termes relatifs à la flore. Mon travail a bénéficié des conseils et avis de l’auteur, des éditrices et d’une doctorante spécialiste de Hunt, confortant en moi l’idée que la traduction est toujours collaborative à quelque degré, fût-ce à travers la convocation par le traducteur de connaissances ou souvenirs de lecture. Le rendu de cette langue singulière est un enjeu d’autant plus important que le roman accorde une place de choix à la voix et à ses inflexions variées, du chant au cri. De l’un à l’autre, la bascule se fait en un instant ; il suffit d’un fragment d’écorce placé devant les yeux pour changer le rêve en cauchemar, à l’occasion de l’un des nombreux revirements qui ponctuent le récit d’une jeune femme en apparence insouciante et naïve dont les désirs vengeurs et les pulsions destructrices se font jour peu à peu. Il fallait donc veiller à rendre les indices avec précision, sans les charger du sens encore inconnu du lecteur mais que le traducteur sait devoir se révéler plus tard : ainsi des manquements, à peine évoqués en première page, de Goody, la mal nommée, qui n’est peut-être pas une si bonne épouse ni si bonne mère, en tout cas, selon les critères de l’époque. Comment traduire ce prénom ? Ou « Granny Someone », maîtresse maléfique d’une partie des bois ? Si le contexte et la connaissance minimale de l’anglais sur laquelle on peut souvent compter de la part du lectorat m’ont conduite à conserver « Goody », la primauté des jeux sonores dans le roman m’ont inspiré « Mamie Machin ». En plusieurs occasions, les dialogues rappellent les comptines ou les « nursery rhymes », ou incluent des formules figées propres à certains jeux. C’est le cas de l’injonction « Switch », signal du changement de rôle dans le jeu « Change About », traduit par « Métamorphose ». Renonçant à faire figurer la « sorcière » (« witch ») dans la traduction du signal pour le lectorat francophone, j’ai à regret, pour traduire le signal, adopté le nom du jeu, « Métamorphose ». La ritournelle entêtante de Capitaine Jane, qui devient torture infligée à l’angélique musicien chez qui Goody l’a accompagnée pour accomplir « a mercy », « une action de grâce », posait quant à elle des problèmes fort courants quand on traduit de l’anglais au français, tenant à la brièveté relative des termes dans la langue d’origine, et à l’organisation différente du système des pronoms : « One is you, two is me, three is her, four is she ! » (127), traduite par « L’une est toi, deux c’est moi, trois celle-ci, quatre celle-là ! » (132) Rythmes et échos sonores ressortent de cet univers structuré comme un jeu, et dans lequel le plaisir côtoie la souffrance en leurs manifestations extrêmes.
Le passé de la narratrice est progressivement dévoilé : violences conjugales et parentales, motivées pour beaucoup par le soupçon pesant sur toute femme insoumise ou simplement vive d’esprit et de tempérament d’être habitée par l’esprit malin. L’aventure dans les bois est propice à l’émergence de souvenirs, selon le motif, lui aussi inversé, de la plongée dans le puits, en quête d’un cri. Peu à peu se libère une surenchère de violence, tempérée par de brefs moments de tendresse, vite interrompus par un nouvel éclat : mère et fils observent, à travers le vase transparent, les tiges d’un bouquet de fleurs flétries, pour s’imaginer créatures évoluant, joyeuses, dans l’eau trouble. Le roman offre ainsi une peinture contrastée, mêlant une grande diversité de tons, modulés en nuances parfois infimes : joie, espièglerie, tendresse, compassion, haine et rancœur. Là aussi, il importait d’accorder à chaque détail son juste poids, afin de peu à peu donner à voir au lecteur les contradictions de cette narratrice non fiable, pétrie de tensions et tiraillée entre loyauté et générosité d’une part, et ses propres aspirations, désirs et pulsions de l’autre.
Au sein de l’œuvre de Hunt, Goody s’inscrit désormais dans une lignée de jeunes narratrices pareillement non fiables et torturées, mais pour autant toutes clairement distinctes les unes des autres, et dotées chacune d’une voix et d’un imaginaire singuliers. Il m’a fallu me garder d’assimiler cette voix à celles d’héroïnes antérieures, et d’imaginer des parentés, tenant aux objets de leur désir ou de leurs angoisses, là où se projetaient peut-être seulement certains des miens propres, si intense est l’expérience qui conduit le traducteur à habiter un texte des mois durant et se laisser habiter par lui. Pour tracer le portrait de Goody, complexe et mouvant, j’ai tenté de conserver les ambiguïtés du texte ou son atmosphère en clair-obscur sans sacrifier la précision nécessaire pour donner vie à la narratrice, attachante malgré tout, ou plutôt attachante justement parce qu’elle est ni fiable ni parfaite mais éminemment, intensément humaine. C’est peut-être la révélation principale permise par l’intervention de Capitaine Jane venant libérer les enfants prisonniers des ténèbres du cellier, et la nature de son acte de grâce : « As-tu vu comme il fait sombre dehors ? » (163) Le côté obscur n’est peut-être pas celui que l’on croit.

* Anne-Laure Tissut a traduit entre autres Percival Everett, Adam Thirlwell, Paul Auster. Dans la maison au cœur de la forêt profonde paraît le 2 mars aux éditions Actes Sud.

Anne-Laure Tissut *
Le Matricule des Anges n°230 , février 2022.
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