Branimir Šćepanović est surtout connu pour son roman La Bouche pleine de terre. L’édition par Noir sur blanc de la totalité d’une œuvre que L’Âge d’homme avait traduite en partie tient en trois romans, dix-neuf nouvelles dont quinze inédites, et l’on y croise souvent l’homme qui s’en va, ou qui revient. S’il s’en va, il manque à suivre une femme, le train est reparti, et la vision, dans la nouvelle éponyme, de la « Mer blanche et silencieuse » formée par la neige, ne le console pas. S’il revient au pays, ou quelque part où s’est naguère joué un événement dont il fut l’un des acteurs et pourquoi pas le héros, on ne le reconnaît pas, on se souvient d’un autre, et qu’il échoue à incarner. Dans le roman Le Rachat (1980), quand « Grigorije Zidar » rappelle son nom à ceux qui l’ont gravé sur la statue de bronze érigée à sa gloire, ils le frappent, l’emprisonnent, l’accusent de n’être qu’un imposteur homonyme, qui usurpe l’homme qu’ils honorent et salit sa mémoire. Version ironique de la parabole du Fils prodigue : les personnages de l’écrivain serbe d’origine monténégrine sont eux aussi des revenants, mais en un lieu méconnaissable d’où ils seront refoulés. Entre leur hier et leur aujourd’hui, un sortilège nocturne a distillé son poison. Est-ce le temps, qui aura fait son travail de destruction ? Ou bien les choses étaient-elles gâtées dès l’origine ? Il y a ce mot, « ordures », qu’affectionne Šćepanović. Dans leur ignominie, révélée à celui qui ne doutait pas d’être reconnu par ceux qui pourtant le nient, eux sont à ses yeux de telles ordures. Mais dans le moment, violent, de sa désillusion, c’est bien lui le rebut.
Dans le miroir que lui tendent les autres, le personnage de Šćepanović se trouve ainsi violemment déjeté. Son épreuve, stricto sensu kafkaïenne – une métamorphose insensée – le force à se déprendre de tout ce qu’il tenait pour solide sur le monde et sur lui-même. Grigorije, dans Le Rachat, n’est plus celui qui, au bord d’un ravin, avait sauvé de la Shoah par balles les hommes du village. Il est devenu l’indésirable, le proscrit, et c’est tout son être, dans ce qu’il avait de plus stable, qui bascule dans le vide de son inexistence : s’il n’a rien été pour eux, alors il n’est plus rien. Mais de façon encore incompréhensible, si bien que l’on pourrait dire de lui ce que l’incipit de la nouvelle « Avant la vérité » dit d’Antonio : « Il avait l’impression de s’être trompé de chemin, tout en sachant fort bien qu’il n’y en avait point d’autre ». Étonnement que les choses soient ce qu’elles sont, néanmoins certitude qu’elles ne peuvent être autrement, parce qu’il est toujours déjà trop tard. Dans la nouvelle « L’autre temps », une femme qu’il n’a jamais vue invite ainsi le narrateur : « Je t’ai attendu longtemps, Simon ». Ce que lui, trop content de l’aubaine, prend d’abord pour le subterfuge de l’inconnue pour l’attirer dans son lit, avant que d’éprouver, au matin, un malaise quand elle persiste à lui donner le nom d’un autre : « Simon, pourquoi souris-tu ? » Soudain, alors, l’inquiétude – « Je ne suis pas Simon, m’entendis-je répondre d’une voix brisée » – et avec elle le sentiment de « la dévastation de cette longue nuit ». Puis, tout au long du récit, une oppression en crescendo jusqu’au dénouement.
Ce hiatus entre passé et présent est encore lisible dès les premières pages de La Bouche pleine de terre (1974). « Nous faisions courir l’œil de la rivière à la forêt, tâchant de découvrir ce changement subtil qui, tout d’abord, nous avait empêchés de raccorder l’image de ce paysage simple et familier à l’autre image, gardée intacte par notre souvenir. Ces deux images avaient réellement quelque chose de différent ». Le roman, avec sa poignante chasse à l’homme dans les bois, porte la guerre en creux comme le fait toute l’œuvre du Serbe. « Est-ce vrai, (…) qu’on a toujours envie de revenir là où on a fait la guerre ? », demande la femme d’« Avant la vérité ». À quoi Antonio répond qu’il ne sait pas, se mure dans son silence, avant que de lâcher : « Ici, au moment de la retraite, nous avons fusillé un de nos gars. Il voulait déserter ».
Dans L’Été de la honte (1965), Jeftimige croise Jerina, la folle obsédée par l’idée que le monde est malade : « Aucune herbe de Pasjaća ni même de Serbie ne guérit cette maladie ». Pensif, lui ne peut que répliquer, en guise d’approbation, « Tout est déjà arrivé ». Šćepanović serait d’accord avec la fameuse formule de Wittgenstein, « Le monde est tout ce qui arrive ». Mais pour y ajouter le désenchantement qui sait que rien ne pourra jamais faire que ce qui y est arrivé ne le soit pas. « De toute façon, tout arrive en ce terrible été ».
Jérôme Delclos
Une mer blanche et silencieuse : Œuvre complète
Branimir Šćepanović
Traduit du serbe par Jean Descat et Marko Despot
Noir sur blanc, 560 pages, 25 €
Domaine étranger Retour vers l’oubli
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
| par
Jérôme Delclos
Hantée par la guerre et la mort, l’œuvre de Branimir Šćepanović (1937-2020) instaure un pathétique sublime de la lutte avec l’ange.
Un livre
Retour vers l’oubli
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°229
, janvier 2022.