Harry Crews n’est pas le genre de type à broyer du noir comme ça, par plaisir, parce que ça ferait chic, ou que cela serait dans l’air du temps. Le noir, c’est son pain quotidien, sa seconde peau – au propre comme au figuré tant son grand corps fut malade, fracassé, douloureux, presque encombrant. Le noir, c’est son oxygène, son carburant. Sa façon d’être au monde, de le vivre, de le raconter. Le destin d’Harry Crews, né en 1935 et décédé en 2012, est marqué au fer rouge : enfance à la dure dans une famille pauvre de Géorgie ; engagement à 17 ans chez les Marines « pour sauver la Corée du communisme », quelle blague ; impossible deuil de son fiston mort noyé à 4 ans ; et puis l’alcool, la dégringolade, la déglingue. Quand enfin il se rebiffe, refuse le désordre établi par une Amérique libérale et sanguinaire, c’est pour devenir écrivain… de roman noir. Harry Crews est critique, politique, radical. Dans les années 90, la Série noire et La Noire (Gallimard) accueillent ses livres brindezingues qui déclenchent une sorte de séisme. C’était du jamais-vu, jamais lu : ses histoires improbables devenaient sous sa plume d’un réalisme foudroyant. Il met en scène un gars amoureux fou de sa voiture jusqu’à la dévorer devant les caméras des télés avides de sensationnel (Car). Il fustige la marchandisation des corps (Body). Il offre à des freaks, monstres exclus de la bonne société, une place de héros (La Malédiction du gitan). Au-delà de l’outrance du propos ou de l’imaginaire, brillent des tonnes de compassion et de tendresse.
Après Péquenots (2019), les éditions Finitude ressuscitent une nouvelle fois Harry Crews en publiant des inédits, récits et reportages, écrits pour la plupart dans les années 80 et 90. On y retrouve un Harry Crews, droit debout dans ses convictions, humble parmi les humbles et tout aussi sarcastique et féroce face aux requins de l’american way of life. Il rapporte les mots de sa maman, toute une philosophie de vie balancée avec force et simplicité : « Y a pas de honte à se salir, la seule honte c’est de rester sale. » Il nous parle de l’art du roman, quand « vous tentez d’aller là où personne n’est encore allé ». Il démonte la religion bizness, les télévangélistes, leurs croyances hypocrites, leur soumission au dieu argent. Plus incroyable encore, il suit un certain Duke dans une de ces tournées showbiz dont l’Amérique a le secret et avoue ne pas y croire. Harry Crews assiste en 1980 à la renaissance du Ku Klux Klan, un ramdam de dingues, dans une petite ville où « deux mois auparavant le Klan n’était pas implanté, où il n’y avait pas eu un meeting du Klan depuis 50 ans ». On dirait qu’Harry Crews est parmi nous et qu’il écrit aujourd’hui, là maintenant : « Sans jamais se présenter comme un homme du Klan ni autrement que comme un jeune homme ordinaire, il a réussi à capter la haine venimeuse et le mécontentement qui semblaient être partout autour de nous. » Frissons.
Martine Laval
Par le trou de la serrure
Harry Crews
Traduit de l’américain par Nicolas Richard
postface de Joseph Incardona
Finitude, 343 pages, 24 €
Domaine étranger Le noir lui va si bien
octobre 2021 | Le Matricule des Anges n°227
| par
Martine Laval
On lui doit des romans aussi dingues que politiques sur l’Amérique des oubliés. Retrouvailles Par le trou de la serrure, récits intimes et fracassants.
Un livre
Le noir lui va si bien
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°227
, octobre 2021.