Combien de reportages a-t-on déjà lus et vus sur les révolutions plus ou moins avortées du printemps arabe, le conflit syrien, les réfugiés entassés dans des camps, l’héroïsme anonyme des combattantes peshmerga de la résistance kurde, combien ? Tant et plus. Or voilà qu’un roman, et en plus un premier roman, brasse tout ça à nouveau et, à notre grande surprise, nous prend dans son tourbillon furieux. Julie Ruocco a fait preuve d’un culot monstre en dépassant ce que nous savions grâce au journalisme de témoignages et de terrain : la folie des hommes, la violence de l’histoire qui se répète encore et encore, la condition inhumaine que l’époque impose, aveugle et tragique, à bien des peuples.
Pour raconter le théâtre de la guerre, une Syrie en proie aux pires exactions, l’auteure qui n’a pas 30 ans et travaille au Parlement européen, se place à hauteur d’homme tout en s’interrogeant habilement sur le temps long de « l’histoire (qui) ne s’arrête jamais ». « Elle avait gardé de sa formation d’archéologue l’habitude d’établir une relation entre le fragmentaire et le total, de comprendre à quel moment l’anecdote rejoint l’universel et comment le chemin allait de l’une à l’autre ». Elle, c’est Bérénice, la Française qui s’adonnait au trafic d’antiquités avant d’être happée par le cycle de la violence. Ce personnage féminin partage le premier rôle avec Asim, pompier syrien reconverti en fossoyeur, puis en fabricant clandestin de faux passeports. Documentation fouillée – et surtout digérée – à l’appui, ce roman d’un réalisme saisissant dans ses descriptions fait évoluer les protagonistes dans un monde en ruines mais pas sans espoir. S’y lit toute une réflexion sur l’invisible à l’œuvre au travers et autour des vivants qui se battent pour la justice et la mémoire, pour faire entendre « la langue des morts, des évanescents ». Au-delà de l’effondrement et du désenchantement, ce premier roman très incarné en forme d’odyssée est, au fond, un éloge de la transmission. Un grand bravo à Julie Ruocco qui fait là une belle entrée en littérature.
Anthony Dufraisse
Furies, de Julie Ruocco, Actes Sud, 283 pages, 20 €
Domaine français Transmettre, malgré tout
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Transmettre, malgré tout
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.