Le réel est la plus belle des machines. Il contient tout et rien ne lui échappe. Quoi que l’on fasse, le monde continue de tourner, et nous avec. C’est peut-être pour cette raison qu’il est parfois difficile de résister à l’envie de le faire dérailler jusqu’à l’absurde, ou d’aller débusquer dans ses recoins les moins transités la matière même du merveilleux – lequel, bien souvent, se révèle inquiétant quand on le regarde de trop près.
Rien de mieux, pour atteindre ce but, que de suivre le fil d’une logique aussi saugrenue qu’implacable. Telle est la prémisse qui guide la vingtaine de nouvelles réunies dans ce recueil, premier livre de Reinhard Lettau (1929-1996), initialement publié en 1962. À la lecture de ces pièces parfaitement ciselées (car le non-sens, pour qu’il fasse sens, a besoin de précision), qui ne sont jamais avares de surprises pour le lecteur mais ne s’épuisent pas pour autant – et c’est heureux – dans la surprise, on se demande pourquoi une telle perle n’avait pas connu plus tôt les joies de la traduction.
Qu’importe, puisqu’il nous est maintenant donné de profiter du spectacle offert par cette riche Invitation à des orages d’été. Un spectacle qui n’est pas de tout repos. Ainsi, lorsque M. Landrat de Muggensturm confie « aux soins experts de M. Wolterbeek, un Hollandais » la création des nouveaux jardins de son château, il ne sait pas dans quel guêpier il se fourre : « Avant même d’avoir soumis ses plans au propriétaire du domaine, Wolterbeek déclara qu’un labyrinthe, un jardin des illusions, représentait l’art et la nature fraternellement unis ». Une union qui, selon les « étranges caprices » du Hollandais, ne tardera pas à faire d’un simple labyrinthe ornemental un chaos duquel les visiteurs et même le propriétaire ne sont pas près de sortir.
Lorsque, dans la nouvelle « Une campagne », il est question de stratégie militaire, c’est pour mieux nous embarquer dans un ballet absurde où les armées des deux camps ne cessent de s’éviter à force de précisions tactiques qui feraient s’arracher les cheveux à Sun Tzu. Dans une quelconque république bananière, un président, « fervent mélomane », parcourt « les villes principales de ses vastes provinces » en obligeant leurs habitants à organiser d’épuisants concerts selon de curieuses instructions qui visent en réalité à les saboter, car le président « n’autorisait de séances musicales impeccables que dans son village natal, un trou de 140 habitants ». Gare à ceux qui jouent mal, pourtant, puisque ledit président « les faisait déporter et l’on ne s’étonnera donc point que les camps de travail de la côte orientale hébergeassent un grand nombre de chefs d’orchestre, de fanfares et de musiciens de toute sorte ».
Ailleurs encore, Monsieur Strick « pousse les choses à l’extrême » dans sa défense du poète C., bien oublié, hélas, alors même qu’il lui inspire des « pensées profondes ». N’hésite-t-il pas, avec un groupe de fanatiques dévoués à sa cause, à prendre d’assaut, fusils en main, la Maison de la Radio pour imposer la diffusion d’une apologie bien sentie de ce poète trop longtemps négligé. Et si dans l’univers décrit par Reinhard Lettau on est parfois ingrat envers l’ancien, on n’y comprend pas forcément mieux la nouveauté, comme le démontre la nouvelle « Ce qui est neuf est inconnu », où l’inventeur d’une machine géante qui « pourrait se décrire comme un cube de verre dans lequel il neige » a bien du mal à convaincre ses contemporains de la pertinence de sa création, même en s’étant enfermé définitivement à l’intérieur.
Sur un ton docte qui flirte avec la parodie sans s’y vautrer, l’écrivain allemand nous offre un miroir dans lequel contempler, à peine déformées, nos propres extravagances.
Guillaume Contré
Invitation à des orages d’été,
Reinhard Lettau
Traduit de l’allemand par Louise Servicen
L’Arbre vengeur, 152 pages, 13 €