Tout souvenir est un récit en partie inventé, une confrontation avec ce qu’il reste de l’oubli. Aude le sait bien, elle qui part sur les traces de sa jeunesse révoltée. La soixantaine, elle se rend à Venise où elle a vécu avec son amie, Alice, une vie de bohème. Alice a disparu à cette époque. Le manque, le vide, ce déchirement silencieux qui ne prend jamais fin est devenu insupportable pour Aude. Les images affleurent. Les anciens camarades témoignent. Au cœur de la Sérénissime, le duo a tout connu : les performances artistiques en pleine rue pour dénoncer les injustices sociales, les descentes de police dans le contexte des années de plomb, l’atmosphère rebelle des années 1970. Tout un groupe cosmopolite partage alors un mode de vie, une idéologie, un idéal. Une communauté d’esprit qui se fissure bien vite, malmenée par les histoires de cœur et des aspirations divergentes. Axel et Silje, le frère et la sœur norvégiens, Erasmo l’Argentin, courent après leur rêve. Julius, rencontré à la même époque, songe à devenir le compagnon d’Aude. Sans relief : « Il vit comme il parle, calmement. Il aime comme il vit, sans élan notoire ». Cette recherche du temps perdu n’est pas sans rappeler une Albertine plus proustienne. Des points communs lient les deux œuvres : cette disparition, ce lien passionné entre le narrateur et l’objet de son affection, Venise enfin. La cité plurimillénaire traverse par ailleurs l’œuvre de Dominique Paravel. En témoignent ces Nouvelles vénitiennes (Serge Safran, 2011) et Casino Venier Venise (id., collectif, 2021). L’auteure a fait aussi de la Cité des Doges sa ville de résidence. Une connaissance intime de ses rues transparaît dans ce roman itinérant. Les lieux touristiques sont bien vite délaissés pour laisser place à une atmosphère plus mystérieuse. Les siècles y sont palpables. Les palais en ruine côtoient les ruelles brumeuses. Et comme dans toute bonne enquête ontologique, le dénouement reste en suspens, ce qui lui confère tout son sens.
Franck Mannoni
Alice disparue
Dominique Paravel
Serge Safran, 214 pages, 17,90 €
Domaine français
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Franck Mannoni
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.