Elle et lui, rien ne les prédestinait à se rencontrer. Elle, c’est Adrienne Fidelin, dite Ady, une Guadeloupéenne née en 1915, à Pointe-à-Pitre, dans une famille bourgeoise. Lui, c’est Man Ray, né Emmanuel Rudnitsky, en 1890, à Philadelphie, de parents juifs russes qui finirent par s’installer à New York (Brooklyn) où il fait des études de Beaux-Arts. Après avoir tenté de fonder une communauté artistique il crée la première revue américaine dadaïste et rencontre Marcel Duchamp, en compagnie duquel il arrivera à Paris le 14 juillet 1921. Entre eux rien de commun donc, mais dans la nuit du 12 septembre 1928 un cyclone ravage la Guadeloupe. Des heures d’apocalypse au terme desquelles Ady se retrouve orpheline de mère, et bientôt de père, mort de désespoir. Elle a 15 ans et va être recueillie par sa sœur aînée qui vit en région parisienne. Si bien qu’en 1931, dix ans après Man Ray, la voici, qui débarque sur le sol de France.
Nous sommes à la fin des Années folles et on entre dans ce qu’on appelle l’entre-deux-guerres. C’est l’époque nègre, l’époque jazz, les années-charleston. L’exotisme est à la mode, Joséphine Baker triomphe dans un Paris dont Hemingway dira qu’il est une fête. Ady devient danseuse et fréquente le Bal colonial au 33 de la rue Blomet, un lieu où le Tout-Paris se presse. Une « arène de fous » où l’on se colle les uns aux autres, une fête païenne où seul compte le plaisir de l’instant. Ady y danse sa vie sur des airs de biguine. « Je danse avec tous ceux qui m’invitent. Je passe d’un homme à l’autre sans chercher le béguin » lui fait dire Gisèle Pineau, elle-même guadeloupéenne. C’est dans ce Bal, en 1934, à 19 ans, qu’elle rencontra une première fois Man Ray, en dansant avec lui.
Deux ans plus tard, deuxième rencontre, par hasard, rue Blomet. « Je sors du bal. Il y court. » Une fois, c’est le hasard, « deux fois c’est un signe ». Et Ady de donner sa chance à ce qui advient, à un de ces rendez-vous secrets inscrits sur des agendas inconnus, et si chers aux surréalistes. « Je dois avouer que je crois tout de suite en notre histoire. » Événement-foudre qui saisit, libère, bouleverse une petite Guadeloupéenne de 21 ans et un Américain de 46 ans. Au cœur de ce tourbillon de peur et de désir, Ady suit son intuition. De son côté Man Ray, qui s’était juré de ne plus jamais s’attacher à une femme après avoir été abandonné par Lee Miller – sa compatriote qui était devenue son assistante, son modèle et sa compagne – est séduit par son aisance et son naturel confondants. Peu loquace – Picabia l’appelait « l’homme silencieux » – mais aimant l’imprévu, le mystère et la poésie, il trouve en elle l’Inespérée, celle pour qui joie, jouer et jouir sont une règle d’or.
L’entente est immédiate. Elle érotise le quotidien de Man Ray, incarne la nudité dansante. « Je marche nue dans son appartement. Je danse sous son regard. Je ris et chante pour lui. » Il la photographie, elle le regarde apporter de la beauté aux jours, lui qui, loin de tout conformisme, ne cesse de mêler dans ses créations – photographies, peintures, dessins, objets – la liberté, l’humour et le plaisir. Dîners, expositions, conférences, événements du petit monde surréaliste, ils ont partout leurs entrées, fréquentent Brancusi, Max Ernst, Giacometti, Miró, Picabia, Dalí et Gala, Desnos, Leonor Fini… Ils passent l’été dans le Midi, chez Picasso, follement amoureux de Dora Maar, et en compagnie d’Eluard et de Nush, de Roland Penrose – l’initiateur du surréalisme en Angleterre – et de Lee Miller. L’atmosphère est à un érotisme émancipé de toute angoisse et de toute culpabilité.
Une vie sans tabou au sein d’une vraie fraternité charnelle. Ady est la muse, le « petit soleil noir », l’amante, le modèle de Man Ray. Elle sera le premier mannequin de couleur à figurer dans la presse généraliste américaine des années 30, et dans le Harper’s Bazaar. « Nous rêvions éveillés loin de toutes les horreurs du monde. » Loin donc de Guernica, de l’Anschluss et bientôt des accords de Munich. Mais ces événements signent l’intrusion de la pulsion de mort dans le chant d’Éros. Et après l’entrée en guerre de la France, l’Exode et l’Armistice, la haine des juifs se répand. Man Ray réussit à obtenir deux laissez-passer pour aller en zone libre afin de fuir aux États-Unis. « Qu’aurait-il pu faire d’autre ? » Mais Ady refuse de partir. Elle dit vouloir s’occuper de sa famille mais craint surtout les lynchages et la haine des Noirs qui gangrènent l’Amérique. Il embarque seul en août 1940. Ils s’écriront longtemps puis se marieront chacun de leur côté.
Richard Blin
Ady, soleil noir
Gisèle Pineau
Philippe Rey, 304 pages, 19,50 €
Histoire littéraire Le bel amour de Man Ray
En redonnant vie et rayonnement à la beauté insolente et toute magnétique d’Ady Fidelin, muse et modèle de l’artiste surréaliste, Gisèle Pineau rend justice à une femme noire trop vite effacée par l’histoire.