Paru en 1986 chez Flammarion, grâce au poète Claude Esteban qui dirigeait la collection « poésie », conçu entièrement par le poète Emmanuel Hocquard (1940-2019) et la peintre Raquel Levy (1925-2014), le livre des quinze années de l’activité d’Orange Export Ltd. est une tranche de savoir d’une partie importante de la poésie française au tournant des années 70 et de la décennie des années 80. Une part « négative », pourrait-on dire, sur laquelle Stéphane Baquey, qui l’introduit, revient en éclairant le contexte culturel dans lequel cette aventura naquit. Car Orange Export Ltd. surgit, avec discrétion, sans discours péremptoire ou mot d’ordre particulier, dans un long moment de l’avenir de la poésie moderne, depuis tout ce qui la catégorisait, de l’après-guerre à l’après de quelques horribles travailleurs référents (dont Artaud, Reverdy, Ponge, Michaux, etc.) à ce qui se publiait alors dans le domaine autant revuiste (TXT -1968-1993 / Change -1968-1983 / L’Éphémère 1967-1972 / Tel Quel 1960-1982, etc.) qu’éditorial de cette époque. Il faut aussi compter, face négative pour le coup d’emblée évidente, sur ce qui paraissait également du côté du renouveau lyrique (de Philippe Delaveau, Paul de Roux, ou encore par Jean-Michel Maulpoix, Lionel Ray, à Jacques Réda) pour constater le déplacement qu’Orange Export opère face à toute une tradition poétique.
Raquel (née à Gibraltar) et Hocquard (né à Tanger) vont créer à quatre mains, « sponde sua forte » (« d’eux-mêmes et spontanément »), le lieu d’un nouveau détroit poétique. Pour cela il aura fallu la traduction en 1969, à Nice, du premier livre composé par Raquel avec le poète péruvien Antonio Cisneros, qu’un lyrisme de la distance peut caractériser, puis, décisif, l’installation à l’atelier Malakoff, aux portes de Paris, qui précipitera les rencontres de Jean Daive, Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, représentant de ce que l’on appela la « poésie blanche », auxquels s’agrégeront assez vite Alain Veinstein, Pascal Quignard, Joseph Guglielmi… Ajoutons, essentiel à l’élan qu’Orange Export prendra, la parution en 1973 du Portefeuil qui s’emploie à donner à voir, en creux et dans le négatif du projet, l’éthique de la maison (moyens rudimentaires, arte povera en somme, tirages très restreints, voire unitaire, contre toute sacralisation bibliophilique) : c’est en effet par une fiction poétique donnant la parole à un analphabète relatant des « evenements survenu pendant l’année 1870-71 » (ceux du siège de la Commune) et la réponse picturale de Raquel que le livre naît, « mise en place de formes et couleurs s’ouvrant par plans accumulés dans les pages pliées du volume (…). Le tableau présente en simultanéité ce que le volume présente en succession », écrit Marcelin Pleynet du travail de Raquel.
Littéralité, prélèvements, pensées de l’espace-plan, bouleversements des chronologies et des échelles, ce Portefeuil va être la planche dérivative de toute la suite d’Orange Export, auteurs rencontrés, cooptés ou traduits, dont certains objectivistes américains (Oppen, Creeley, Duncan), mais aussi Corman, Waldrop, Rottenberg, Eigner. Le premier noyau qui constitua Orange Export se présente comme une « pléiade » (dit Baquey dans sa remarquable préface), Hocquard l’évalue comme un contre-naturalisme. Celui-ci déconstruit la représentation et la fiction, et forme un espace de « monstration » par laquelle c’est toute une cartographie sans référent immuable qui se dessine. Ces opérations d’écriture partent pour la plupart d’un locuteur absent, elles en déposent littéralement, sur le plan de la page, une voix souvent neutre, parfois atonale, cri silencieux bergmanien d’un drame minimaliste. Dans tous les cas ces écritures ont le point commun d’affecter le sujet lyrique, à un endroit où celui-ci est défiguré. C’est qu’il faut chercher dans le contre-chant de la négativité active du poème une autre voie : elle se dessinera autant dans les pages du Désœuvrement de Jacques Dupin, que dans celles de Bernard Noël, Jean Tortel, Claude Faïn, dans le Rose-déclic de Fourcade que dans le Sextant méditatif de Claude Richard, ou encore dans le poème latin Inter aerias fagos de Pascal Quignard, les vers minimaux d’Henri Deluy, ou la carte postale de Perec.
Le projet hors de tout projet que fut Orange Export Ltd. se sera déployé à partir de ces intuitions mémorables, que chaque commande aura creusé et défini « sponde sua forte ». Singularis casus qu’aucun clairon ne force, mais que la basse continue d’une mezza voce unique éclaire.
Emmanuel Laugier
Orange Export Ltd. 1969-1986
Emmanuel Hocquard – Raquel
Flammarion, 428 pages, 26 €
Poésie Séries discrètes
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Emmanuel Laugier
Le livre rassemblant les publications de la micro maison d’édition Orange Export Ltd. révèle les recherches éclectiques d’écrivains et poètes, que le terme de modernité négative distingua.
Un livre
Séries discrètes
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.