Dans une note liminaire, l’auteur met en garde son lecteur : « Ce serait une erreur considérable que de chercher dans ces pages un traité relatif aux pratiques du bouddhisme zen orthodoxe. Je serai franc : n’y cherchez pas davantage les éléments d’un ouvrage sérieusement documenté sur les motocyclettes. »
Nous voici donc fixés : ce roman porte mal son titre. De quoi s’agit-il alors ? D’un road-trip à moto, partagé par un père (le narrateur, alter ego de l’auteur, qui n’a pas oublié de glisser dans ses affaires de voyage un exemplaire du Walden de Thoreau) et son fils Chris, un ado d’une dizaine d’années, affligé d’une pathologie mentale dont nous ignorons le nom. Plus précisément encore : d’une traversée des États-Unis d’est en ouest (de Minneapolis, dans le Minnesota, jusqu’à San Francisco, dont nous apercevrons la baie à quelques lignes de la fin – soit à peu près 2000 miles). Une traversée divisée en deux étapes. Au cours de la première, ils voyagent en compagnie d’un couple (John et Sylvia) : les deux conducteurs sont « des cinglés de la route secondaire » (« si le trait va droit d’une ville à une autre, c’est mauvais. Les meilleures routes font la jonction entre nulle part et nulle part. »), et tous deux tiennent davantage « à voyager qu’à arriver quelque part », y compris dans des lieux mythiques comme les Rocheuses ou le parc de Yellowstone. Durant la seconde partie, qui commence après leur escale chez De Weese, un peintre impressionniste abstrait qui enseigne les beaux-arts au collège de Bozeman, le père et le fils se retrouvent seuls, pour un tête-à-tête qui deviendra de plus en plus laborieux.
À en croire le narrateur, son carnet de voyage serait un « chautauqua », terme qui désignait autrefois des spectacles ambulants qui se déplaçaient d’un bout à l’autre de l’Amérique, conçus à la fois « pour édifier et divertir ». Mais « ce que j’aimerais, confesse-t-il aussi, c’est pouvoir parler dans ce livre de toutes les idées qui, sur la route, m’ont traversé l’esprit ». Nous aurons donc droit, alternativement, tantôt à un journal de bord, tantôt à ses pensées, ces dernières prenant définitivement le pas sur les premières avec l’entrée en scène de Phèdre, dont nous comprendrons beaucoup plus loin qu’il est l’ancien visage du narrateur. Pour ce qui est du journal de voyage, s’y trouvent consignées leurs haltes (bivouacs et motels), ainsi que les conditions météorologiques qui pèsent sur leur périple (nous les voyons tour à tour accablés par la chaleur – d’abord sèche du désert, puis moite près de la côte ouest, « vraiment déprimante » –, et transis par le froid ou la pluie). Mais ce sont des digressions de nature essentiellement philosophique qui sont la matière première de ce livre, auquel elles donnent son épaisseur. Chemin faisant, le narrateur cherche la définition la plus juste de la qualité (une obsession qui fut celle de l’auteur lui-même, inventeur d’une « métaphysique de la qualité »).
« Parfois, mieux vaut voyager qu’arriver »… C’est bien ce que ce livre finalement s’emploie à démontrer, l’arrivée ressemblant à un clap de fin, d’autant que la côte ouest n’a rien d’idyllique, il s’en faut même de beaucoup : elle incarne « le super-rêve américain, standard et truqué, le super-piège à cons ». Cette odyssée leur aura révélé deux visages antagonistes des États-Unis : « L’Amérique primaire », autrement dit celle « des autoroutes, des avions à réaction, de la télé et des superproductions », qu’ils retrouvent après avoir traversé « l’Amérique secondaire », tellement plus désirable avec ses « routes perdues ».
Publié en 1974 après avoir été refusé par plus de cent éditeurs, Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes est un roman impossible à résumer (sa seule intrigue, c’est le temps qui passe, à moins que ce ne soit cette moto qui sillonne un continent), et même difficile à empoigner (pas moyen de savoir exactement ce qu’il est : roman autobiographique, journal de voyage, pseudo-traité philosophique…). Il est sans doute moins un voyage à travers les États-Unis qu’une exploration, souvent poignante, parfois torturée, des pensées méandreuses du narrateur, nourries par les philosophes de la Grèce antique, au premier rang desquels Pirsig (1928-2017) semble placer Aristote. Et peut-être est-il un éloge de la lenteur : « Quand on se presse, c’est qu’on ne s’intéresse pas vraiment à ce qu’on fait, et qu’on veut passer à autre chose. » À tout le moins : une invitation à prendre son temps, notamment par la pensée.
Didier Garcia
Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes,
Robert M. Pirsig
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Pons, Andrée et Sophie Mayoux,
Points, 448 pages, 8 €
Intemporels Les souvenirs de Phèdre
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Didier Garcia
Le romancier Robert M. Pirsig nous entraîne dans une singulière odyssée, où carburateur et culasse côtoient les philosophes grecs.
Un livre
Les souvenirs de Phèdre
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.