Spécialistes des questions esthétiques, les éditions Macula ne nous avaient pas préparés à une telle incursion sur les terres de la fiction. Au cœur de son catalogue, tout à côté de Giorgio Agamben, Leon Battista Alberti, Kevin Salatino (Art incendiaire) ou des essais de Strindberg sur le théâtre, l’Algérien Mustapha Benfodil rejoint Pasolini ou Hanns Zischler avec un livre qui, étonnement, ne détonne pas. Quinquagénaire militant, ce journaliste du quotidien El Watan, auteur de plusieurs romans aux éditions Barzakh depuis 2000 vient de voir l’un de ses récents ouvrages, Body Writing. Vie et mort de Karim Fatimi, écrivain (1968-2014) paru à la même enseigne Barzakh en novembre 2018, passer en Suisse sous l’intitulé d’Alger, journal intense. Sa couverture était enrichie d’une photographie en quadrichromie du bâtiment algérois en ruine qu’hante le personnage central. La nouvelle édition du livre propose une autre photographie du même bâtiment prise du point de vue opposé, tramée, traitée en rouge seul. On ne saurait dire quelle est celle qui donne la plus grande impression de tragique. En ce qui concerne l’intensité, la saturation rouge de l’édition Macula la renforce qui fait dire que quelque chose de mystérieux se déroule ici.
Le nerf du roman tient à l’accident banal : Karim Fatimi, un astrophysicien algérien célèbre se tue sur la route de Bologhine en voiture, près de cette maison ruinée. Sa femme, Mounia, qui range ses affaires pour tenter de faire son deuil découvre son journal et en entame elle-même un, pour écraser son chagrin, pour dire sa douleur, pour tenter de comprendre l’inéluctable qui n’a pas de sens. Dès lors, le lecteur est plongé dans la double graphie de Mounia et de feu Karim, lequel avait pris l’habitude, sans doute compulsive, de noircir son journal d’écrits les plus divers. Ses jaillissements n’étant pas contenus, ses tourments sans ridelles, Karim Fatimi explorait la décennie noire de l’Algérie, sa vie personnelle, ses récits professionnels, des bribes de la vie collective, au point que l’ensemble, polymorphe et sonore, ne ressemble ni à un roman, ni à un récit, mais à ce qui pourrait évoquer un reportage radio au sein de deux crânes.
Naturellement toutes les frustrations de la population algérienne traversent ce livre qui éructe et qui pleure, conduit comme les écrits de la Beat génération en roue libre. Là des dessins de l’enfant du couple, là des photos ou des bribes de discours, des bouts de papiers imprimés, Alger, journal intense recompose à travers les fragments et les errements de l’existence la double patine du tragique et du grotesque, mêlant l’utile à l’inutile, le cruel au sublime, le doux au cendré, dans une danse de vie – et de mort – plus emballante qu’une fiction.
Ce témoignage à double langue – double esprit – qui ne contourne aucun sujet majeur (le corps, la violence, la religion, etc.) confirme que l’art du fragment est bien la voie royale du roman d’aujourd’hui. Nul besoin de fil trop voyant, le roman n’a guère besoin d’être encore cousu de fil blanc. Mustapha Benfodil le dit lui-même : « je ne peux concevoir l’écriture autrement que comme un puzzle dont les pièces sont éparpillées dans toutes les régions de la vie, du corps et du logos. Dans cette tâche, je dirais que mes plus belles pépites restent encore les perles du quotidien. » Et cet Algérien-Cœur-Fidèle en sait assez sur son pays pour produire à l’aide de ces moments choisis un tableau aussi hirsute que saisissant de l’Algérie d’aujourd’hui.
« Un Algérien, c’est quelqu’un qui est arrivé jusqu’à la lune et l’a trouvée fermée. » déclare d’emblée Benfodil en reprenant à son compte une blague traditionnelle. Si l’Algérien est un rêveur empêché, il s’en faut qu’il ne comprenne la situation politique et sociale de son environnement, comme le disait le romancier à l’Humanité au printemps : « Cette immense désespérance a finalement donné corps à un nouveau goût du faire, de l’agir ensemble. Le lien s’était cassé entre les Algériens. On le retisse aujourd’hui. Nous sommes en train de vivre un moment de très grande fraternité. On se retrouve, on parle, on agit ensemble. C’est la première grande victoire de ce mouvement. »
Au fait des espoirs, les Algériens qui semblent reprendre à leur compte la liberté de la presse, la liberté d’association et la liberté politique ont désormais un livre qui porte leur engagement : sur les ruines de la vie éteinte, malgré les déceptions et les peines, il leur reste à disperser les apparatchiks et à rebâtir les immeubles en ruine de leur communauté. Alger, journal intense est la pierre d’un journaliste qui sait que la culture est un ressort puissant. On n’est donc pas étonné de retrouver sur ces terres les éditions Macula.
Éric Dussert
Alger, journal intense, de Mustapha
Benfodil, Éditions Macula, 252 p., 22 €
Domaine français Ta mémoire, ta mort, ta femme
novembre 2019 | Le Matricule des Anges n°208
| par
Éric Dussert
Un astrophysicien se tue dans un accident de voiture en laissant un journal intime. Radiographie d’une Algérie troublée.
Un livre
Ta mémoire, ta mort, ta femme
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°208
, novembre 2019.