77 n’est pas un roman sur la banlieue en bas des barres d’immeubles ou au bord du métro. Prononcée sept-sept, la périphérie est assez lointaine pour ne pas avoir été engloutie par la ville : le Sud 77 avec sa « terre bien grasse » et son bus pour le lycée qui ne passe qu’une fois par jour. Sous l’abribus, le narrateur du premier roman de Marin Fouqué, à peine sorti de l’adolescence, « pense intense » dans un monologue haletant faisant défiler les souvenirs au rythme des voitures qui passent. Parmi ceux qui l’ont vu grandir, se succèdent de réjouissants portraits de la fille Novembre, du grand Kevin, d’Enzo le Traître, de la Vieille et du père Mandrin… Son auteur, né en 1991 est diplômé des Beaux-Arts, ne vient pas seulement de la poésie et du rap, il étudie le chant lyrique et pratique la boxe française, apprend-on dans une biographie qui ne surprend pas tant est musical ce texte. Composé comme une partition, 77 s’accorde avec les droites et les crochets d’un roman d’initiation vif et poétique. Marin Fouqué travaille son texte au corps, tient « le(s) mot(s) par le col » et ne laisse échapper aucune image. Une écriture chargée d’oralité qui rappelle la prose plus urbaine de Capucine et Simon Johannin, pleine de trouvailles, taillée dans le « silence du 77 ».
« T’aspires, et ensuite, c’est comme si que ta belle-mère rentrait dans la pièce et te voyait : OH ! Elle dit. Et t’avales toute la fumée », première leçon pour apprendre à fumer sans crapoter du grand Kevin. Celui qui va prendre en charge la formation – musclée – de « son petit » a « du miel plein la voix, un rauque bien appuyé que des notes d’aigus venaient teinter çà et là, comme un dérapage de bagnole la nuit sur le parking du Atac ». Empreint d’autodérision, Marin Fouqué a le regard acéré tour à tour tendre et corrosif campant ses personnages comme le vaste tableau de sa périphérie.
Le narrateur de 77 se cherche dans les visages et les mots de sa bande qui n’en est pas vraiment une, dans le regard parfois « fixe et vide comme le ciment de Paris » de la fille Novembre. Confidence tardive dans le récit, il est surnommé « mignonne » par les autres garçons, l’appellation de la « honte ». Le souvenir douloureux de cette insulte vient réveiller en creux un questionnement sur l’assignation sociale, à être ce que les autres nomment, qui s’inscrit dans les sillons d’Annie Ernaux, de Didier Eribon et d’Édouard Louis.
Un premier roman qui se préoccupe du corps : du paysage avec ses « cicatrices », de la Vieille dont on se prend les « rides dans le paysage », qui « reste là, à côté de moi, à s’affaisser la colonne, à habiter sa cage thoracique, à s’enfoncer dans ses plis ». Le « corps de lâche » du narrateur est aussi tout entier musical : « J’ai toujours adoré les bruits de bouche. Claquer la langue contre le palais, pincer les lèvres avec les doigts, souffler de l’air pour que ça vibre, faire quelque chose de sa salive. Tuer le temps dans sa bouche ». Et l’oreille entêtée lorsqu’une phrase reste « coincée sous le crâne comme le soleil », comme celle de la Parisienne : « Toutes les femmes ne gagnent pas mais toutes les femmes sont des battantes ».
Dans un flux continu, le monologue ne s’essouffle jamais, son auteur rattrape au bond toutes les métaphores, reprend chaque mot et chaque visage comme autant de refrains. 77 interroge la virilité, redéfinit la masculinité dans ces corps-à-corps adolescents, en même temps qu’il se demande ce que ça signifie d’être une femme. Un très beau texte qui se joue avec malice des codes et des injonctions (sociales) pour mieux s’en échapper : « quitter la terre, quitter le sillon, quitter les vrais bonhommes, quitter les prédateurs, quitter les proies, quitter la capuche, quitter ma voûte, quitter mon corps, quitter l’angle mort ». Flora Moricet
77, de Marin Fouqué
Actes Sud, 224 pages, 19 €
Domaine français Zones franches
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Flora Moricet
Un beau portrait du 77 travaillé au corps et plein d’humour, par Marin Fouqué.
Un livre
Zones franches
Par
Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.