Dans la touffeur texane d’El Paso, au début des années 60, un jeune homme est de retour dans sa ville natale. Il se remémore alors les courtes mais pléthoriques années qu’il vient de vivre : de New York à La Nouvelle-Orléans, en passant par Los Angeles, San Francisco et Chicago, il a vendu son corps. Étreintes furtives dans les toilettes des sous-sols des gratte-ciel, pipes accordées contre paiement dans des parcs publics, nuits rapides partagées avec un client vite racolé vite satisfait vite oublié : il a fait l’épreuve de ces cités de la nuit où l’on tente de se perdre dans le désir, de monnayer quelques minutes de plaisir contre la solitude qui torture et en définitive vainc. Il a toujours voulu écrire, s’y était essayé dès son adolescence, avait pensé abandonner cette ambition et choisir, à la place, cette sorte d’exploration concertée des limites, cette épreuve du feu d’une jeunesse révoltée. Mais ce dont il a fait l’expérience, il le sent désormais, il doit en tirer un récit, s’il ne veut pas totalement se perdre.
John Rechy consacrera quatre ans à l’écriture de ces six cents pages qui seront publiées en 1963, l’œuvre rencontrant alors un réel succès auprès du public mais non de la critique (malgré le soutien, par exemple, de James Baldwin et Norman Mailer). John Rechy rappelle dans sa préface (écrite en 1984) le jugement « vicieusement bigot » de la New York Review of Books et les autres « attaques » violentes dont il fut l’objet. C’est que, précise-t-il « seul le sujet semblait retenir une attention indignée. Réussie ou non, sa construction soignée était à peu près ignorée. On écrivait sur moi en me prenant pour un prostitué qui avait eu l’ambition d’écrire, plutôt que comme un écrivain parlant en connaissance de cause de la prostitution – et de bien d’autres choses ». Loin de n’être, en effet, qu’une complaisante confession pornographique ou à l’inverse un froid rapport objectif, ce roman est bien une œuvre concertée, riche d’une lucidité parfois cruelle et en même temps d’une compassion retenue. L’écriture, quant à elle, peut, d’une page à l’autre être tour à tour sauvage ou méditative, lyrique ou analytique. « Écrire ce livre fut pénible » avoue Rechy – mais la réussite est à la hauteur de l’effort. La structure est claire et efficace : alternent des chapitres tous intitulés « Cité de la nuit », qui suivent la chronologie de son parcours à travers ces villes des États-Unis et sont comme des tableaux panoramiques, d’ample dimension, et ce qu’il nomme des « chapitres-portraits » consacrés à un individu précis, rencontré à l’occasion d’une passe rapide mais marquante ou côtoyé plus longuement.
Les morceaux de bravoure sont nombreux, nombreuses les évocations à la fois méticuleuses et comme emportées. La description hallucinée du Mardi Gras à La Nouvelle-Orleans nous offre un carnaval digne d’Ensor, où les masques de la fête remplacent un temps ceux du quotidien, qui à la longue deviennent visages. Durant quelques heures les tapettes ont enfin le droit de se vêtir des atours de la femme qu’elles voudraient être, les michés se font détrousser par les mecs avant que ceux-ci ne se perdent dans la foule à la recherche d’une nouvelle victime, plus ou moins consentante. À New York, « le Professeur » paie Rechy pour qu’il vienne l’écouter et pendant près d’une dizaine de pages, il monologue, corps obèse allongé sur son lit, des manuscrits éparpillés à terre, un majordome fidèle veillant sur le seuil de la chambre. Il vitupère contre les « anges qui ont saigné (sa) vie », déplore que « l’orgasme demeure un simple interlude » et conclut : « L’Age de Glace du cœur n’est pas révolu ». Nous découvrons, à Los Angeles, la « capricieuse saga » de Miss Destiny entourée de ses complices, les « carolines », travestis affolés et affolants…
Mais à côté de ces pages époustouflantes, la basse continue de ce roman au rythme si maîtrisé c’est bien un « voyage parmi les vies obscures » : une peinture ininterrompue de la solitude, de ses affres ou de ses déguisements, et comme un examen du désespoir, une radiographie de la mélancolie. La jeunesse et la beauté se fanent vite, l’amour n’est qu’un « mythe » qui pousse les plus fragiles vers la trahison ou le suicide, un miracle est nécessaire pour que le désir, même fugitivement, soir réciproque. Çà et là, rarement, une fraternité s’esquisse, « la compassion que seul un être déchu peut ressentir pour un autre » éclaire un instant un visage, un dialogue authentique a lieu, qui bouleverse. Mais rien de tout cela ne dure – et nous retombons, seuls, à terre. « Un oiseau piquait du fond du ciel bleu, si bleu, comme pressé de s’écraser dans l’Océan sombre. À quelques pouces à peine de l’eau, aurait-on dit, il déploya majestueusement ses ailes et s’enfuit dans l’azur accueillant. Le type dit pensivement : C’est triste – n’est-ce pas ? que les gens n’aient pas d’ailes eux aussi. »
Thierry Cecille
Cité de la nuit, de John Rechy
Traduit de l’anglais par Maurice Rambaud,
L’Imaginaire, 582 pages, 14 €
Poches Visages et masques
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Thierry Cecille
Saluons la réédition d’un météore, d’un chef-d’œuvre de l’errance du désir homosexuel : ode désespérée à la jeunesse éphémère, ce roman de John Rechy n’a pas pris une ride.
Un livre
Visages et masques
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.