Trente ans après sa parution en 1989, à Alger, le premier roman d’Aziz Chouaki ressort en France. Choc ! Avec Baya, sa narratrice, s’élèvent les voix mêlées d’une Algérie gouailleuse, joyeusement bâtarde, qu’on avait presque oubliée : celles d’un pays entre deux guerres. Le combat pour l’indépendance (1954-1962) appartient au passé, alors que la colère populaire, épousant la cause islamiste, n’a pas encore fait naître dans les rues algériennes les barbus du Front islamique du salut (FIS) et les silhouettes noires des ninjas (surnom donné aux unités spéciales de la police militaire), lesquels vont s’affronter durant une décennie.
Quand Baya, donc, mère de famille algéroise, tombe un matin sur de vieilles photos de famille, on devine, aux pantalons « toujours Tergal », à la « bonne vieille DS » de Salah, son époux, ou à la chanson de Julio Iglesias qui passe à la radio, « Julio essuie-glace, comme il dit Fayçal », que nous sommes à la fin des années 1970 ou au tout début des années 1980 dans l’Algérie des classes moyennes urbanisées. Sur la première photo, Baya a 20 ans. Déclic, flash-back : « Qu’est-ce donc qui m’arrive de si loin, de si bien, animant moite moi et qui me motionne tant ? soupire la ménagère. Salah ! Infini soudain, mille miroirs mémoires, oui Salah, la connaissance de toi, les premières lettres… » Ainsi commence le monologue de Baya qui, le temps d’une matinée oisive, refait sa vie par la pensée et par le rêve.
Avec elle, Aziz Chouaki, poète et musicien, fait son entrée au royaume du roman. L’écriture est à la fois minutieuse et torrentielle. Scandée, faussement déjantée, c’est une langue singulière, collant à la réalité chaotique du monde, aux divagations intérieures de tout un chacun. À l’instar d’Omar Gatlato, l’anti-héros du cinéaste Merzak Allouache (dont le film sort en 1977), Baya est une femme ordinaire, ni moudjahidate, ni mère-courage, ni révoltée, et, moins encore, aguichante aguicheuse. Aux grands mots, elle préfère les siens qui sont comme ses enfants secrets : « ce qui reste de mes légendes, mes dernières petites douces, si douces petites petites petites. Mon safran utéral, oui. Non, on touche pas ! » À travers les souvenirs de Baya – joies de l’enfance, premières amitiés féminines, premiers émois amoureux, drames de la guerre –, se dessine le portrait d’une Algérie heureuse et inquiète à la fois : heureuse de vivre libre, inquiète devant la corruption et la brutalité des nouveaux maîtres.
On y lit surtout – et cela fut reproché à l’auteur – la proximité, voire la porosité, entre des populations censées se détester : musulmans et pieds-noirs, dans la bouche de Baya, font plutôt bon ménage, en dépit des horreurs du colonialisme et de la guerre. « Une rhapsodie, à l’origine, désigne un costume fait de plusieurs matières différentes », souligne Aziz Chouaki, joint par téléphone fin décembre. Baya, une rhapsodie algéroise fait un flop à Alger, mais connaît le succès à Paris.
Grâce au metteur en scène Jean-Pierre Vincent, le texte est monté au Théâtre des Amandiers de Nanterre en 1991, marquant les débuts d’une carrière de dramaturge, que le jeune Chouaki, natif de Tizi Rached (Kabylie) et amoureux de James Joyce, n’aurait jamais imaginée. Cette même année 1991, le rocker écrivain algérois, effrayé par la montée de l’islamisme, part s’installer en France. Ce basculement de l’Algérie dans l’horreur de la guerre civile, Chouaki le donnera à voir et à entendre dans un deuxième roman, L’Étoile d’Alger, édité en 1997 par la formidable revue Algérie Littérature/Action. Mais c’est avec Les Oranges, paru chez Mille et une nuits, fresque historique d’une insolence peu habituelle, que l’exilé d’El Harrach se fait connaître sur la scène française. Une vingtaine de textes suivront, où la musicalité de Chouaki fait merveille. L’un de ses derniers écrits, Europa (Esperanza), sera donné du 23 janvier au 3 février au Lavoir moderne parisien, dans une mise en scène de Hovnatan Avédikian. Qu’on se le scande !
Catherine Simon
Baya, rhapsodie algéroise
Aziz Chouaki
Bleu autour, 116 pages, 13 €
Domaine français Baya ou l’innocence
janvier 2019 | Le Matricule des Anges n°199
| par
Catherine Simon
Conteur hors pair, à l’écriture formidablement indocile, Aziz Chouaki restitue un concentré de l’âme algérienne. Réédition.
Un livre
Baya ou l’innocence
Par
Catherine Simon
Le Matricule des Anges n°199
, janvier 2019.