Beau gosse à la musculature soigneusement entretenue, en jeans moulants et chemise ouverte jusqu’au nombril, Johnny Rio est de retour à Los Angeles après trois ans d’exil dans son Texas natal : une réclusion volontaire loin de ses anciens démons. Si « l’atmosphère érotique envahissante de la Californie du Sud » est visiblement toujours la même, les lieux, eux, ont été transformés par la bien-pensance et les assauts des bulldozers. À commencer par la légendaire plage homo de Venice Beach, éden orgiaque de sa jeunesse, changée en parking pour breaks familiaux dégueulant de marmaille et de paniers de pique-nique (« La sensation de deuil éprouvée sur la plage, autrefois familière, désormais peuplée de fantômes »). Les cinémas de Broadway, avec leurs toilettes en sous-sol pareilles à des donjons et leurs balcons obscurs si commodes pour enchaîner les passes, sont à présent bondés de couples respectables et de flics en civil. Reste le Griffith Park, terrain de chasse de la population gay de L.A. : « le Parc », sorte d’entité autonome et labyrinthique possédant ses lois (plus ou moins) propres, arpenté jour et nuit par une faune de « jeuneshommes » en un seul mot, comme s’il s’agissait d’une espèce entomologique. C’est essentiellement là que Johnny Rio va passer son séjour californien, dans une sorte d’hystérie sexuelle jamais apaisée car inapaisable, ayant plus à voir avec l’eschatologie superstitieuse et la peur de Dieu qu’avec le sexe lui-même (Nombres est aussi le titre du quatrième livre de la Bible) : au volant de sa voiture neuve, « symbole qu’il n’a plus besoin de l’argent des autres », l’ancien tapineur dénombre les insectes qui s’écrasent sur le pare-brise. Puis, dans le Parc, les hommes qu’il séduit sans effort, à la chaîne, dans une quête purement quantitative, la hantise de découvrir qu’un autre « jeunehomme » serait plus désirable que lui étant comparable à l’angoisse de mourir. Le Parc, théâtre en plein air d’innombrables scènes de fellation, dans tous les décors et toutes les positions – Johnny étant toujours celui qui reçoit : pas question de laisser entendre qu’il puisse éprouver du désir pour qui que ce soit, l’essentiel étant de provoquer le désir des autres, dans une sorte d’ultra-narcissisme proche, ici encore, de la superstition.
Johnny se fait sucer dans la Caverne, par la vitre ouverte de sa voiture, sur le bas-côté sablonneux, dans un tunnel de verdure formé par les arbres. Et il compte, tournant en boucle dans le Parc comme prisonnier d’un cauchemar dont il ne parvient pas à se réveiller. Johnny compte jusqu’à trente : une fois qu’il aura atteint ce nombre de partenaires, il est « sûr et certain qu’il ne connaîtra plus la solitude forcée de ces trois dernières années. Non, la victoire sur le Parc y mettra un terme (…) il pourra enfin vivre en paix sans avoir peur que le monde dévorant du sexe débridé le traque, le séduise à nouveau. »
Numbers est une œuvre particulière et plus complexe qu’il n’y paraît. Au-delà de l’enfilage de scènes pornographiques d’une parfaite crudité, au-delà même du témoignage anthropologique sur l’Amérique des années 60, tiraillée entre liberté absolue et puritanisme de façade, elle porte une attention singulière aux questionnements métaphysiques repérables derrière les obsessions physiques, et pas seulement au sein de la communauté gay : angoisse de la mort, conflits intérieurs à propos du péché originel, poids de l’éducation morale et religieuse… Johnny Rio étouffe dans son costume étroit de chrétien, à la poursuite malgré lui d’un improbable sentiment de pureté : « À présent qu’il ne croit plus en Dieu, il a substitué à la confession au sens strict une honnêteté compulsive à propos de ses pratiques sexuelles mais il se retrouve privé de toute absolution – de tout succédané de salut. » La symbolique des chiffres est, elle aussi, directement inspirée de l’influence christique que Johnny a bien du mal à faire cohabiter avec ses pulsions sexuelles compulsives.
À l’image du premier roman autobiographique de John Rechy, City of Night (1963), dont la postérité immense est à la mesure de la vague de scandale qu’il a provoquée (Jim Morrison en reprendra le titre dans une célèbre chanson), Numbers est d’abord un acte de bravoure en faveur de l’émancipation sexuelle et morale. Né en 1931 au Texas dans la pauvreté, fils d’immigrés mexicains, John Rechy s’est longtemps prostitué, ce qui lui a valu plusieurs séjours en prison. Précurseur de la littérature LGBT aux États-Unis, à presque 90 ans il vit aujourd’hui paisiblement avec son compagnon sur les hauteurs de L.A., face au Griffith Park.
Camille Decisier
Numbers, de John Rechy, traduit de l’américain par Norbert Naigeon, Éditions Laurence Viallet, 256 pages, 22,50 €
Domaine étranger Le gay savoir
octobre 2018 | Le Matricule des Anges n°197
| par
Camille Decisier
Le deuxième roman de John Rechy paie un tribut poignant et (dé)culotté à la communauté homosexuelle américaine des années 60.
Un livre
Le gay savoir
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°197
, octobre 2018.