Avril 1945. Les chars russes sont aux portes de Vienne. La ville, éventrée par les bombardements, ne tiendra pas longtemps. La débâcle est totale : ceux qui en ont la force et les moyens s’enfuient à l’Ouest pour échapper aux soldats de l’Armée rouge, qu’une atroce réputation précède – bouchers et violeurs à la chaîne. C’est là que commence l’histoire de Klem.
Klem, ou « Klemens Steiner, quarante-cinq ans, de nationalité autrichienne, résidant à Vienne », ancien flic et membre de l’unité de police spéciale sur le front de l’Est. Klem, « une coquille de peau tirée sur les os », libéré deux jours auparavant du camp de concentration où ses supérieurs l’ont condamné à croupir dix-huit mois pour insubordination – en l’occurrence refus de tuer. « Un fantôme » tiraillé par la faim, tremblant d’épuisement, marchant encore tels ses compagnons d’infortune « le dos voûté, le regard rivé au sol, les jambes comme entravées ». Laissant derrière lui l’horreur pour plonger au cœur de la tourmente.
Décembre 1989. Le mur de Berlin est tombé. Une nouvelle vague afflue vers l’Ouest, libre et triomphante, fuyant la « terre empoisonnée » par les « fosses remplies de cadavres sans noms, à la lisière de villages sans noms » qui s’étend au-delà du rideau de fer. De nouveau Klem marche dans Vienne, « le dos cassé, le corps courbé en avant ». Traverse des lieux familiers, regarde, se souvient.
Ces deux balises – 1945 et 1989, soit le début et la fin de la guerre froide – bornent le roman. Mais entre les deux, le récit de la grande histoire comme de la petite n’est rien moins qu’évident à restituer, à reconstruire, et éventuellement à transmettre : l’histoire est pleine de blancs, de silences, d’impossibilités à dire – d’immenses ellipses. Pris dans des enjeux géopolitiques qui le dépassent et des doubles jeux pervers, arrêté tour à tour par les Russes et les Américains, manipulé et trahi, à la fois fugitif et assassin, coupable et victime, Klem ne sait pas, ne se souvient pas, ment parfois. Les longs interrogatoires qu’il subit, plus que de révéler le déroulement tout hypothétique des faits, montrent combien est vaine la quête d’une parole « vraie ». Car au-delà des faux-semblants et des stratégies de survie quand les hommes font la guerre ou tentent d’y échapper, c’est la réalité elle-même qui, vue à hauteur d’homme, se révèle confuse, incohérente, et dénuée de toute signification. Elle est, tout simplement. Et ce n’est qu’a posteriori qu’un regard savant – celui de l’historien – ou détaché – celui de l’homme vieillissant – peut tenter d’y mettre de l’ordre, d’en faire un matériau lisible, un chemin, un destin : « Le passé était un continent sans horizon. Il n’y avait rien à comprendre, il suffisait de regarder. C’était tout ce qu’il lui était demandé, de regarder, de garder les yeux ouverts, de ne pas les fermer. »
Et c’est ce qu’il fait, Klem : il regarde. Paralysé. Face à Vienne en feu, face à son passé, sous la course des nuages dans le ciel, « La terre tournait, et lui ne bougeait pas. Il restait immobile, comme épinglé au cœur du mouvement de la nuit. » Se répétant que c’était vrai, que « c’était arrivé. Il l’avait vu » : un leitmotiv étonné pour s’en convaincre. Et les souvenirs aussi s’effaceront, laisseront la place aux images : milan noir, corneilles, renard, les yeux sombres et les pommettes saillantes d’une femme, un corps englouti dans l’eau, des visages tendus vers le ciel.
Ce silence de la raison, Klem l’incarne dans son corps même, habité qu’il est d’une sorte de vacuité minérale, « plus proche de la pierre que de l’animal » : au fond de lui « un murmure liquide, comme le courant d’un ruisseau sur un lit de cailloux ». Comme dans Mer noire, le texte est travaillé par des forces invisibles, indicibles, plus grandes que l’homme. Fonctionnant à l’économie, sous le coup d’une réduction radicale, la langue de Dov Lynch, obtuse et sensible, ouvre le récit à une autre dimension. La détermination muette et impénétrable de Klem – son « talent fossile » – résonne inexplicablement, et avec une beauté sauvage, avec celle du Danube – peut-être le personnage principal de ce roman taiseux et ramassé, puissance brune et immémoriale qui « poussait l’Europe vers l’Est, tirait la terre vers la mer », qui « charriait l’histoire. Sédiments, détritus, mythes, vérités et mensonges ensemble sans faire la différence. Nul ne pouvait dire ce qu’il faisait. Il finissait dans un horizon de terre et d’eau. Il ne finissait pas. Il devenait la mer. »
Valérie Nigdélian
Hauts-fonds, de Dov Lynch
Le Seuil, 192 pages, 17 e
Domaine français Trous de mémoire
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Valérie Nigdélian
Après le superbe Mer noire, le deuxième roman de Dov Lynch tente un impossible voyage dans le temps, sur fond de guerre froide. Puissant.
Un livre
Trous de mémoire
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.