Au départ il y a, aux environs de 1890, à Florence, le jeune Aby Warburg (1866-1929) faisant une étude sur Botticelli, en rapport avec la « survivance » de l’Antiquité. Une « survivance » dont il va détecter la présence dans la figure mouvante et drapée de la Nymphe – qu’il nomme « Ninfa » –, de la « jeune fille au pas léger », aux cheveux dénoués et à la robe gonflée par le vent. C’est cette quête, qu’à sa façon, Georges Didi-Huberman a entrepris de prolonger dans Ninfa moderna (Gallimard, 2002), un essai consacré au drapé tombé, puis dans Ninfa fluida (Gallimard, 2013) consacré lui au drapé-désir. Aujourd’hui, dans Ninfa profunda, c’est au drapé-tourmente qu’il s’intéresse, tel qu’il apparaît à travers l’extraordinaire palette de perceptions, de sensations et d’impressions qui sont au fondement même de l’œuvre et des images inventées par Victor Hugo.
Ayant noté l’étrange correspondance qui traverse toute son œuvre, et qui pose l’équivalence entre regarder une femme et sombrer dans un fluide – se noyer dans celle qu’on regarde comme aux prises avec une tourmente océane, et se noyer dans les tourments de son propre cœur – Didi-Huberman se demande comment fonctionne une telle analogie, ce qu’elle nous dit sur le pouvoir des images et leur essentielle et dangereuse fluidité.
Sont là mises en acte la théorie hugolienne de la connaissance par les gouffres, l’idée que la vérité des choses est au fond des choses, « là où tout se dépose, où tout remue, où rien ne ment ». Dans une « matière-lieu en mouvement. Un milieu », un continuum où prolifèrent les plis, les vagues ; dans un « fluide » agité par le ressac ou la tempête. Ce « milieu » c’est aussi l’encre d’où Hugo fait émerger toute une série de turbulences formelles. Ainsi lorsqu’il renonce à écrire « Gwynplaine aperçut une chose formidable, une femme nue », et qu’il décide de peindre cette « chose formidable », il fait travailler un milieu en sorte que forme et fond se mêlent absolument, nous mettant devant une « chose assombrie », une « chose sombrée » qui nous fait comprendre qu’il y a un dedans, tout en nous donnant à voir « qu’entre le devant donné et le dedans celé, ondoie rythmiquement une sorte d’interface, une fascinante vague », tout un monde de plis remuant le milieu. Et Didi-Huberman de montrer comment les images de l’intimité féminine – avec les « accessoires » toujours émouvants de leurs plis, de leurs voiles, de leurs draperies – se donnent à lire chez Hugo, comme « une figure du monde entier ». À l’image de la mer qui, chez lui, est espace, temps, femme. Une mer qui investit toutes les dimensions de l’œuvre, est un principe poétique, une esthétique généralisée, une hantise de chaque instant. Une mer animale, qui est « l’impersonnel féminin » par excellence.
Pour Hugo, tout milieu est aussi un « milieu psychophysique » : les tourments d’un héros ne seront jamais que « crêtes de vagues dans la tourmente généralisée de l’homme aux prises avec la nature et la sienne propre ». Comme si la tourmente n’était que la morphologie du tourment, « sa forme exprimée, sa matière en mouvement ». « Des rythmes sont en moi », dit-il, tant il sent combien la pensée se meut, est ressac et ressassement, qu’elle a ses « épaves d’oubli », ses « choses naufragées », ses intempéries intérieures, à commencer par la fameuse « tempête sous un crâne » des Misérables. C’est ce désir de mettre au jour tous ces rythmes et toutes ces forces, qui investit le style graphique comme le style littéraire d’Hugo.
« En tout, il met la palpitation de la vie », dit de lui Baudelaire. Son art poétique, le rythme de ses vers, le thème de ses romans, la structure de sa pensée, l’énergie de ses dessins « appellent – ou s’originent dans – une philosophie de la vie », basée sur les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances, l’ « universelle analogie ». Ce tout solidaire et fluide, il le résume dans un vers des Contemplations : « À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond. » C’est ce que Didi-Huberman appelle « l’effet d’immanence », le flux généralisé, « le pli de chaque chose dans chaque chose », la vie partout. Le monde fait des vagues, c’est sa respiration, sa vie. Les tourmentes y surviennent comme spasmes, crises, symptôme de ce corps immense. Ainsi Hugo ne conçoit son art – graphique ou poétique – que comme un « mouvement d’images impliqué dans les rythmes de l’immanence ». D’où sa façon de donner à chaque milieu l’intensité d’un geste corporel animé de passion.
Richard Blin
Ninfa profunda, de Georges Didi-Huberman,
42 illustrations en couleur, Gallimard, « Art et artistes », 168 pages, 19 €
Arts et lettres Boucles de vagues
juillet 2017 | Le Matricule des Anges n°185
| par
Richard Blin
Des tourmentes et des tourments, des rythmes et des métamorphoses doublés de leur mise en œuvre picturale, voila le substrat du style hugolien et de sa poétisation tous azimuts.
Un livre
Boucles de vagues
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°185
, juillet 2017.