Hannah Tinti, née en 1972 à Boston, a ce talent rare : chacun de ses récits crée un univers singulier, intimiste, réel et fantasmé tout à la fois, dans lequel son lecteur se sent vivant. Parce qu’elle est une raconteuse d’histoires hors pair. Les Douze balles dans la peau de Samuel Hawley confirme ce que Le Bon Larron ou les nouvelles de Bête à croquer annonçaient déjà. Les mondes d’Hannah Tinti sont des vases clos dans lesquels on s’enferme volontairement pour vivre une aventure, pénétrer un fragment d’une autre existence. Et l’expérience n’est pas si fréquente. Les romans d’Hannah Tinti non plus d’ailleurs. Le Bon Larron a été publié en 2008. Il lui aura fallu neuf ans, neuf ans pour arriver à bout du destin de Samuel Hawley et sa fille Loo. Un destin façon fuite en avant, celui d’un petit malfrat hanté par la culpabilité, et sublimé par le regard de sa fille. Un destin revu façon « les douze travaux d’Hercule », chaque (més)aventure laissant sa trace sur un corps torturé, à lire comme une carte intime, secrète.
Loo connaît cette carte, pas les histoires qui l’ont façonnée. « Les traces sur le corps de son père avaient toujours été là. Il ne les montrait pas spécialement à Loo, mais ne les cachait pas non plus. Elles lui faisaient penser aux cratères de la Lune qu’elle examinait la nuit avec son téléscope. Comme ces cratères, les cicatrices de Hawley étaient les signes de dégâts antérieurs. Et comme la Lune, Hawley décrivait toujours une orbite entre elle et le reste de l’univers. Réfléchissant parfois la lumière mais seulement par fins croissants. Et puis, environ tous les trente jours, devenant l’objet le plus plein et le plus lumineux du ciel. » Quand le récit démarre, Sam et Loo semblent avoir arrêté leur course. Loo a 11 ans, et pour la première fois depuis sa naissance, elle s’installe véritablement quelque part avec son père. Terminé, les déménagements. Les voilà arrivés là où sa mère, morte noyée alors qu’elle était bébé, a grandi. Olympus, Massachusetts, petite ville de pêcheurs sur les eaux glacées de l’Atlantique. « Une vie normale ». La structure du récit est rigoureuse. Loo raconte son quotidien, cette nouvelle vie sédentaire, ses amours, ses bonheurs, ses drames, son cheminement, lent, erratique, sur les traces de l’histoire de ses parents. S’insèrent dans son récit les histoires de Samuel, façon flash-back ; une histoire, une balle, une cicatrice. Le corps de Samuel Hawley se fait livre ouvert. La tension monte. Au fil des pages se dresse une galerie de portraits, de personnages qui tissent une trame particulièrement dense. Et Hannah Tinti offre des « moments », parfois assez inoubliables. La chute d’un bloc de glace dans un lac en Alaska ; une danse éperdue sur un mât de cocagne ; une rencontre avec une baleine ; un feu d’artifice. Une enquête, un drame ? Les Douze balles… tient des deux genres. Loo questionne, réfléchit, croise les indices ; Hannah Tinti ajoute les pions manquants côté Samuel Hawley. Rien ne s’est jamais déroulé comme prévu dans son existence, et alors que le récit avance, on sent qu’on n’échappera pas à un dernier coup d’éclat. Mais lequel ?
Les Douze balles… est un roman d’apprentissage, une quête identitaire. Loo grandit dans le souvenir d’une mère disparue et le chagrin de son père. Mais le texte est aussi et avant tout une très belle histoire d’amour, une histoire père-fille sur laquelle plane l’ombre douce et bienveillante de la mère absente. « Ils ne formaient plus qu’une seule personne, et non deux. Il pensait, Loo agissait. » Peu importent le passé de Sam Hawley, la violence de Loo, l’omniprésence des armes à feu, les fuites successives, les non-dits, les secrets. L’intrigue est là, pour mieux ancrer ces personnages plus grands que nature et leurs blessures dans un univers dont on constate, quand advient la fin, qu’on aimerait y rester encore, longtemps, très longtemps.
Julie Coutu
Les Douze Balles dans la peau de Samuel Hawley, de Hannah Tinti
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal, Gallimard, 448 pages, 23 €
Domaine étranger Le monde selon Hannah Tinti
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
| par
Julie Coutu
L’odyssée américaine d’un petit malfrat hanté par la culpabilité et sublimé par la regard de sa fille.
Un livre
Le monde selon Hannah Tinti
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°184
, juin 2017.