Jacques Dupin, la puissance au carré
- Présentation Le verbe à cheval
- Entretien Hanche double
- Papier critique Dernier démantèlement
- Autre papier Matière des mères
- Autre papier Du corps, face au monde
- Autre papier Le dernier des impeccables
- Autre papier Jacques Dupin, l’insurgé
- Autre papier Pour ne rien dire
- Autre papier Une expérience sans mesure
De quoi sont faites les mères ? Quelle est la nature de leur matière brute ? En quoi la brutalité de leurs voix peut hanter celle de leurs fils ? Les Mères de Jacques Dupin, publié en 1986 chez Fata Morgana, est un recueil qui éconduit, égare, et perd de vue ses lecteurs – qui sont aussi des fils, voire ses fils ; trois verbes que le poète emploiera dans Éclisse quelques années plus tard lorsqu’il s’agira de définir la poésie « telle qu’elle est reçue ». Mais la poésie telle qu’elle est conçue, approchée, travaillée, apparaît aussi comme une matière domptée qui conduit, gare, et saisit la matière des mères et la mère de toutes les matières : quelque chose comme le chaos, l’origine, la création continue par laquelle des substances deviennent figures, corps dévorants et dévorés, bouches ouvertes prêtes à mordre et engloutir. Les êtres parlants ne sont pas nés d’une seule mère, d’une Méduse biologique et ou d’une Médée symbolique, comme la filiation traditionnelle voudrait nous le faire croire. Nous, les fils, sommes issus de mères multiples et cachées, de mères sous-jacentes et profuses, honteuses et officieuses, pour lesquelles aucune identité ni visage n’est vraiment possible. Ces mères ont craché et broyé les pères, elles ont, peut-être, dévoré leurs filles. Elles sont désormais « noyées » (c’est le terme sur lequel s’ouvre le livre), et c’est l’un de leurs fils qui cherche, ici, à sauver ce qui reste de leur présence muette et cependant assourdissante. Présence des mères, donc, qui coïncide avec un temps archaïque, un temps d’avant l’Histoire chronométrée des hommes et des civilisations : un calendrier fait de cycles, de périodes, de saisons, de durées et de flux que rien n’arrête ni ne contrôle. Les mères : monstres issus d’un bestiaire fantastique, furies et Erinye qui menacent tout enfant d’un devenir Oreste. Leur animalité ne parle pas, ne communique pas, ni partage pas. Pourtant elle diffuse une énergie qui traverse ce texte, une force qui mobilise la langue tout en l’excédant.
Le livre est conçu sous la forme de deux ensembles. Le premier présente une série de courts blocs de prose, entre deux et quatre, réunis sur une page. Les phrases y sont le plus souvent non verbales, et saisissent une temporalité qui est durée indécomposable. Elles naissent les unes des autres à partir de la réitération d’un rythme ou d’un mot. Ontogenèse d’un tissu textuel ajouré, qui se déploie grâce à un motif scandé, qu’il soit palpable (un signe) ou insaisissable (un tempo, un accent, une accélération syntaxique, un silence manifesté par un blanc ou des points de suspension). Le second, beaucoup plus bref, est annoncé par le titre « Même si… » : il s’agit, au terme de ce récit des origines, d’entendre une voix cette fois distincte, singulière, audible, adressée, et ce d’une tout autre manière. Ce timbre, expression de la fragilité, intègre et comprend la douceur, recourt au vocabulaire de l’affect et de l’émotion. Après les violences des...