Certains mots d’une phrase sont plus puissants que les autres. C’est autour d’eux qu’orbite la phrase et que tout se joue. Autour d’eux le sens apparaît et naissent les petits vertiges. » Exposé en préambule, le projet d’Ito Naga se tient à ce principe orbital. Isoler des mots et observer la manière dont ils vibrent et éclatent au cœur de chaque phrase. Et examiner comment, détachés de leur grappe, les mots se déposent dans le corps de celui qui les dit…
Mais dans Les Petits Vertiges tout démarre par « Le vent - Au Japon, ce n’est pas “Au commencement était le Verbe” mais “Au commencement était le vent”. Il faut ressentir ce qui est invisible ». Si Lucrèce s’invite d’emblée dans ce texte teinté d’atomisme, on retiendra que le vent est d’abord invisible à l’œil nu et imprévisible dans sa trajectoire.
Ballet de corpuscules dont la résonance irradie tout l’ensemble, le lecteur est emporté par cette prose qui joue également des frontières avec la fiction, la confession, l’aphorisme ainsi que l’essai. Autant de formes digressives qui accentuent le flux toujours recommencé d’un phrasé qui se veut mouvement de la parole dans l’écriture même.
Cette écriture au fil du pinceau – ainsi qu’on qualifia vers l’an 1000 les Notes de chevet de la femme de lettres japonaise Sei Shonagon et dont « dix siècles plus tard, les Japonais partagent toujours l’esprit et les mots » – emprunte leur substance à la « chose commune » (Perec) de la liste et y dessine tout un univers et peut-être plusieurs. « Constellations - Les constellations n’existent que dans notre esprit. Les étoiles qui les composent ne sont que des bulles de gaz chaud isolées les unes des autres. Pourtant notre esprit trace des lignes entre elles et les relie (…). Notre relation au monde est irrésistiblement affective ». Si, comme dans ses précédents textes, le Japon est omniprésent, on y retrouve aussi le motif de l’autre féminin (ici une scientifique russe) ainsi que celui du rapport amoureux aux identités pudiquement estompées.
Mais c’est bien davantage face à la langue étrangère que, chez Ito Naga, la question de l’altérité culmine : « Quand ils ont nommé le visage, les Japonais ont choisi des mots en relation avec la nature. Hana, le nez mais aussi la fleur. Me, l’œil mais aussi le bourgeon ». L’étrangeté d’une langue produit un double écart. D’une part, cette mise au banc réinterroge en miroir ce qui fonde notre présence au monde, paradoxale et décalée. D’autre part, la langue de l’autre, c’est aussi l’autre au sein de sa propre langue. Ito Naga pourrait faire sienne cette formule de Derrida qui dans Le Monolinguisme de l’autre (1998) affirme « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne ». Immergé dans le liquide amniotique de sa langue maternelle, on a tôt fait d’attendre « un peu au beau milieu d’une phrase, comme un héron au beau milieu d’un étang attendant le poisson ». Et heureusement, car sans ce dépaysement, rien de poétique ne pourrait advenir !
Cet écart dit aussi la démarche scientifique (rappelons qu’Ito Naga est astrophysicien). « Entre les niveaux – La nature est créée avec des hiérarchies, à la façon des poupées russes. (…) À chaque niveau, les lois sont assez autonomes. C’est leurs relations avec les lois des autres niveaux qui sont obscures. C’est cela qui est le plus intéressant : ce qui se passe entre les niveaux ». Belle vision cinétique du monde où d’un vide structurel naît le mouvement.
Mais le propre des Petits Vertiges se loge peut-être dans ce fragment : « Pour faire des raviolis, on dit en japonais qu’il faut pétrir la pâte jusqu’à ce qu’elle ait la consistance des lobes d’oreille (mimi tabu) ». L’humilité du geste simple, sa lente répétition, son façonnage endurant et sensuel. Et dans les mains une matière ductile qui jamais ne se rompt.
Christine Plantec
Les Petits Vertiges, d’Ito Naga
Cheyne éditeur, « Grands fonds »,
70 pages, 17 €
Poésie Le propre du langage
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Christine Plantec
Dans un livre sensible, sensuel et délicatement piquant, Ito Naga se laisse happer par le magnétisme des mots et leur charme irradiant.
Un livre
Le propre du langage
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.