A l’aune du récit transgénérationnel de la talentueuse Paula McGrath, il faut probablement faire cas d’un fait inédit : l’Irlande compta longtemps plus de ressortissants par le monde qu’à l’intérieur même du pays. L’île d’émeraude est historiquement intriquée dans la question des flux migratoires, depuis les heures ternes de la Grande Famine. Avec pour toile de fond l’itinéraire d’un compatriote parti à la fin des années 50 travailler dans l’extraction d’uranium au Canada, la romancière esquisse donc la sanguine d’un peuple du départ, habité par le rêve de l’éternel retour. Elle narre à ses lecteurs l’espoir d’un vaste champ des possibles et son contraste avec l’enfer de la mine.
Ainsi l’ouvrier besogneux se résout-il peu à peu à échanger « le ciel contre le monde souterrain des hommes et de l’argent », « le bon air, l’herbe et la pluie contre les corps sales et les pets de buveurs de bière ». McGrath se veut la formidable géologue du trop de réalité, comme du soufre qui brûlerait l’épiderme des espérances. Elle écrit la déréliction programmée des candidats à l’immigration, déclinée sur trois générations et plus d’un demi-siècle. Dans cette mosaïque de destins croisés dont Chicago est l’épicentre, il y a des Mexicains et des wwoofeurs de tous horizons auxquels la nov’langue du marketing a donné ses lettres de noblesse avec un joli mot pour désigner une main-d’œuvre bon marché, et les nouveaux esclaves a priori consentants du monde globalisé. Ils travaillent à la ferme de Joe, un marginal qui a hérité d’une exploitation agricole, mais reste plus occupé à faire pousser de l’herbe, la vendre, et surtout la fumer. Lui est venu à l’agriculture après la musique et surtout pour la weed. Il est solitaire, taiseux, « brutal, grossier ». Et surtout : « Joe a un ordinateur caché sur lequel il regarde des petites filles ». McGrath enchâsse les récits, mêle les genres, et offre ainsi ses variations à l’écriture woolfienne du flux de conscience, dans un drame mental qui s’opère de l’intérieur. McGrath écrit l’abjection et la suspicion comme personne. Elle met en scène les effluves corporels, l’odorat saturé – instille peu à peu l’essence même de la tragédie dans l’omniprésence d’un simple et tranchant « et si ». Et McGrath vous fera douter. La bizarrerie naturelle de quelqu’un, son isolement vis-à-vis du monde, font-ils nécessairement de lui un coupable monstrueux ? Et qui est-il donc celui qui a déçu tous les espoirs du père ?
Car d’une figure à l’autre, c’est bien là l’autre grand thème du roman : trahir les plans des aïeux, gâcher – et surtout si l’on vous souhaite pianiste. Véritable mantra du livre, l’instrument est un lieu de narration qui permet de dire les désirs enfouis des mères, les pères parodiques et les enfants dérisoires. McGrath se paye même le luxe de capter la génération 9.0 de 2027 et d’égratigner l’absurdité du grand mythe contemporain de l’espace privé. Elle donne à voir des jeunes déjà fracassés, qui cherchent à fuir ce qui, trouble, vient du temps d’avant. McGrath sonde les fissures de l’âme au plus près du devoir de mémoire. Elle chante l’identité qui ne s’avoue pas, brouille les pistes à force de tout consigner sur les réseaux sociaux. Elle affirme surtout que si pour la femme le mariage est une tombe, le passé serait alors pour la descendance une mine qu’il lui faut arpenter.
Se pencher seul sur le souvenir ne suffit pas, comme l’avait un temps formulé Yves Bonnefoy. Paula McGrath, elle, nous dit qu’il faut descendre. Pour voir les rêves brisés, l’extase impraticable – l’accablante marche des ancêtres. Ne serait-ce que pour savoir ce qu’exactement on s’apprête à rejeter. Savoir quel est cet échec sur lequel on glisse. Et par-delà le spectre des générations, s’affranchir peut-être du registre de nos manquements.
Benoît Legemble
Génération, de Paula McGrath
Quai Voltaire, traduit de l’anglais
(Irlande) par Cécile Arnaud, 240 p., 20 €
Domaine étranger Carte verte et dents serrées
mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181
| par
Benoît Legemble
L’Irlandaise Paula McGrath signe un premier roman aux allures de fresque fragmentée sur la mémoire qui ne s’avoue pas.
Un livre
Carte verte et dents serrées
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°181
, mars 2017.