Mon fric est une pièce à quarante-cinq personnages (sans compter les enfants de la colonie de vacances). Il y a un personnage central : Moi, autour duquel tournent (entre autres) tous les membres de la famille, son père, sa mère, sa grand-mère, sa tante, son frère…, les différentes amoureuses de Moi, ses camarades, mais aussi N’importe qui, l’adulte pas net ou encore toute une série de vendeurs, le vendeur de bonnets phrygiens des Tuileries pendant le Bicentenaire de la Révolution française, la vendeuse de beignets de cirque, le vendeur de blousons dans sa voiture…
Mon fric a été écrit pour trois acteurs ou plus. David Lescot précise : « Le rôle de Moi est joué par le même du début à la fin. Tous les autres par ceux qui restent. » Autant dire que Mon fric tient de la performance. C’est une pièce tourbillon. Le tourbillon de la vie, mais vu côté fric, qui la vide de son sens. De la naissance, avec les deux mille francs placés à la Caisse d’épargne par la grand-mère pour l’occasion, à la vieillesse, avec le devis des pompes funèbres, en passant par les dents de lait qui tombent, moyennant finance bien sûr, le choix des études de lettres « J’aime bien les lettres. Puis comme ça j’aurai la sécu étudiante. Et puis je pourrai avoir les allocations logement aussi. Et puis je pourrai demander une bourse aussi normalement », la naissance de sa fille, « Un môme au début, ça revient au moins à trois mille cinq cents francs par mois », la séparation avec la mère et la pension alimentaire, le décès des parents, la vente de leur maison et les dettes à rembourser… la fille qui grandit : « De toute façon, le seul pouvoir que vous avez sur moi c’est de me donner de l’argent ou pas, c’est tout. Le reste c’est rien, c’est du vent. Votre autorité là, soi-disant, c’est rien du tout. Qu’est-ce que vous pouvez me faire, de toute façon ? Vous me tenez par le fric, voilà, si y avait pas ça… », toutes les étapes de l’existence sont exposées par leur volet financier. À plus de 65 ans, alors qu’il vient de récupérer son livret de Caisse d’épargne avec les deux mille francs de sa grand-mère plus les intérêts, soit cinq cents euros et des poussières, Moi a quelques regrets, il aurait aimé se détacher des biens matériels. C’est une pièce pamphlet, en mode accéléré, pour se moquer du tout-économique qui domine notre monde matériel.
Le second texte du recueil, Les Époux, fait lui aussi défiler toute une vie en mode accéléré, celle des époux Ceausescu. Nous plongeons dans une farce, très documentée, sur ces dictateurs. L’univers oscille entre Ubu roi et Les Pieds nickelés. Les séquences défilent, les années aussi, depuis leur enfance très pauvre, avec un père alcoolique et violent pour lui, un physique ingrat et des résultats scolaires déplorables pour elle, le départ à Bucarest à 11 et 13 ans, les petits boulots, leur rencontre, leur ascension au sein du Parti communiste roumain, et puis les quinze ans de leur dictature. La pièce devient vite grinçante, ce désir de revanche sociale, ce nationalisme poussé à l’extrême, la table rase du passé avec la démolition des monuments historiques pour reconstruire le Palais du peuple, l’aveuglement des hommes d’État étrangers dont le Général de Gaulle qui ne voient dans ce couple que les opposants à l’invasion de la Tchécoslovaquie, leur mégalomanie, la police secrète, la répression, Timisoara, l’histoire semble malheureusement se répéter à l’infini sans que l’on en tire réflexion pour construire un monde différent…
Le théâtre de David Lescot est redoutablement efficace, il fonctionne comme une spirale qui nous plonge au cœur de nos démons. Un éclat de rire qui se fait grave et se fige en grimace.
Laurence Cazaux
Mon fric (suivi de) Les Époux,
de David Lescot
Actes Sud-Papiers, 132 pages, 16 €
Théâtre Le sens de la démesure
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
| par
Laurence Cazaux
Deux nouvelles comédies grinçantes de David Lescot, sur l’argent et le pouvoir, nous plongent au cœur de nos démons.
Un livre
Le sens de la démesure
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.