Au cœur d’un rapport triangulaire entre le sujet, la langue et le monde, la poésie, désormais, a mauvais genre. Un constat dont Jean-Michel Maulpoix a fait le titre de son dernier livre, un recueil d’essais et de portraits de poètes (Apollinaire, R.M. Rilke, Éluard, Benoît Conort, Christian Dotremont…). C’est que la poésie a perdu son aura, n’est plus l’institutrice de l’humanité qu’elle a pu être, le genre célébrant le Beau et le Bien, l’art qui voulait changer la vie. Une évolution qu’on voit se dessiner dans Habiter poétiquement le monde – titre qui fait écho au vers de Hölderlin dont Heidegger a fait un commentaire illustre – l’anthologie manifeste des éditions Poesis – qui, créées au printemps 2015, veulent se tourner vers les origines de la poésie, « bien au-delà des mots et de tout genre littéraire ». Couvrant la période allant du monde romantique au monde contemporain, elle rassemble des extraits d’œuvres, de lettres, de discours, de préfaces d’une bonne centaine d’auteurs, qui invitent à repenser notre rapport au monde, à dépasser l’état de scission fondé sur la division des facultés et la séparation du sujet et de l’objet, de l’âme et du corps, du fini et de l’infini.
Ce qui frappe d’abord, à la lecture de ces deux ouvrages, c’est combien la poésie échappe à toute définition, excède de beaucoup le seul espace du poème. « Fille de l’étonnement », création révélante, ressaisissement de la vie par elle-même, la poésie est toujours « autre chose » (Guillevic). Pour Roger Caillois, elle a même existé avant l’écriture, et pour Ralph Waldo Emerson, elle était déjà « tout entière écrite avant le début des temps ». Mais par-delà sa définition et la question de son pourquoi et de son comment, se profile toujours l’idée que le projet poétique fondamental consiste à ouvrir l’échelle du réel, à traduire l’intensité d’un rapport subjectif au monde, à donner à éprouver plus vivement le « saisissement de l’exister ». Un processus qui a commencé avec le romantisme allemand et Novalis affirmant que « la poésie est le réel absolu ».
Dans l’esprit des Romantiques, il y a l’idée que tout grand poète est un philosophe, que « la poésie est la fleur et la fragrance de toute la connaissance humaine » (Coleridge), qu’en dévoilant la beauté endormie du monde, elle révèle le mystère sacré de l’Univers, montre la relation entre l’homme et le Tout, peut même le mettre en contact avec l’infini ou le mystère de l’Un. Cette forme de connaissance très largement intuitive, relève de l’émotion qui déclenche si souvent le mouvement vers le poème, comme si, à l’origine de la poésie, il y avait l’expérience profonde du mystère qu’est tout ce qui a trait à la Beauté, à l’harmonie profonde, c’est-à-dire à l’ordre secret – sacré ? – qui fait tenir le monde. « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps » (Jaccottet).
Voir l’invisible, sentir l’insensible, la poésie est une mystique du réel. L’analogie poétique a ceci de commun avec l’analogie mystique, disait André Breton, qu’elle fait « appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de pensée situés sur des plans différents, entre lesquels le fonctionnement logique de l’esprit n’est apte à jeter aucun pont ». Pour Cocteau, elle est une « religion sans espoir », et pour Octavio Paz un « sacré sans Dieu », autrement dit une sorte de religion instituant « des alliances secrètes, des analogies mystérieuses » qui sont à la source de cette « transfiguration intime et durable du Visible en Invisible » (Rilke).
En transit sur cette terre, le poète sait son habitation du monde provisoire. C’est pourquoi sa tâche est d’accueillir ce qui est présent, cela qui attend d’être nommé, de recevoir voix et valeur. Ainsi, pour Jean-Paul Michel, la poésie est « le rapport vivant le moins illusoire à ce qu’il en est de ce qui est », une autre façon d’être et de connaître, de vivre dans l’Ouvert, ce que Kenneth White formule en disant que « le poète vit et pense dans un chaos-cosmos, un chaosmos, toujours inachevé, qui est le produit de sa rencontre immédiate avec la terre et avec les choses de la terre, perçues non comme des objets, mais comme des présences ». Rapport sensuel à la terre comme au langage, fusion de l’éros et du logos, la poésie est « point de rencontre et d’enlacement entre l’homme et le monde » (Adonis), confrontation de l’éternel et du provisoire. Parole « éminemment terrestre » (Maulpoix) autant que « mémoire de l’excès de la réalité sur le signe » (Bonnefoy), elle est une manière de réintensifier, ou de refonder, notre être au monde.
Richard Blin
LA POÉSIE A MAUVAIS GENRE
DE JEAN-MICHEL MAULPOIX
Éditions Corti, 224 pages, 21 €
HABITER POÉTIQUEMENT LE MONDE
Anthologie manifeste due à Frédéric Brun, Poesis, 368 pages, 24 €
Poésie Dans l’éclat du réel
mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173
| par
Richard Blin
Si chacun porte en soi sa propre poésie, le rôle du poète est de garder vivante la relation entre les hommes et le monde, d’en faire le sésame d’une ouverture vers un sol ontologiquement plus riche.
Un livre
Dans l’éclat du réel
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°173
, mai 2016.