Les journaux intimes sont nos fantômes. On y fait apparaître la part de nous-même n’ayant émergé ni dans le réel ni dans la fiction – on y dévoile son ombre. En l’espèce, celle de Noël Herpe, éternel diariste qui « ne cessera jamais d’aimer ce qui tombe en poussière », chérit « le goût du drame, des secrets qu’on se jette à la figure, des fantômes qu’on imagine » et rêve de n’être « qu’une poussière sans pensée », cette ombre-là est immense. Dans son projet littéraire, elle prend toute la place et Noël n’aura d’ailleurs jamais fait que la circonscrire : Objet rejeté par la mer est son cinquième journal publié.
C’est parfois un spectre d’amertume qu’il nous révèle, glissant dans les pages des piques aux affectations réactionnaires envers les lubies de son époque – celles des hipsters ou de la science-fiction. C’est d’autres fois le spectre de la liesse qui paraît, joie secrète que l’écrivain éprou-ve à s’adonner à quelques espionnages pervers ou à voir paraître sur scène Henri Rollan ou Jacques Charon, figures théâtrales et excessives qu’il adule. C’est, la plupart du temps, le spectre de la nostalgie que l’on perçoit : la nostalgie de l’innocence, celle d’une pureté de sentiments qui résisterait au cynisme du monde, d’une foi « qui persisterait absurdement à tenir debout », d’une absolue candeur, en somme, qui est sienne en même temps qu’elle ne le sera jamais tout à fait – tout enclin aux perversions que ce fétichiste des collants et du ligotage demeure.
Et par perversion, donc, ou bien par naïveté, Noël s’échine à la traquer, cette candeur qui résiste. Il la repère en écoutant des dialogues ingénus aux cafés ; il la voit dans les échanges Facebook spontanés de ses amis ; il la trouve dans d’improbables destinées tragiques, comme celle de « Germaine Lubin, la cantatrice préférée de Hitler (…) sublime et ridicule, majestueuse et foireuse à la fois » ; il l’observe enfin, et surtout, chez ceux qu’il aime : chez sa mère, quand elle se pique spontanément de faire un scandale, chez ses amis Arthur et Emile quand ils se moquent fraîchement de ses « claquements de langue, traînements sur la dernière syllabe », ou encore chez Edouard, dont le seul enthousiasme face à une boîte de pastel bouleverse l’écrivain, Edouard, dont « le visage d’enfant lumineux (lui) donne une nostalgie déchirante ».
On pourrait se méfier, dans ces démonstrations d’affects, de quelque complaisance ; on pourrait craindre, dans ces introspections publiques, quelque sentimentalisme vicié. Il n’y a rien de tout cela. Noël Herpe ne cherche pas à con- vaincre, pas à mettre en relief – et surtout pas à plaire. Ses aveux, pas toujours glorieux (« peur de lasser Edouard avec mes vieilles lunes et ma culture inutile »), rarement triomphants (« mon accoutrement et mes silences ne redonnent pas (aux autres) l’envie de me revoir »), le vieux garçon les adresse avant tout à lui-même, si bien qu’il n’y a, dans l’impudeur de ces confessions, ni pornographie ni autolâtrie, mais un simple constat de soi-même aussi lucide qu’épuré. Et achevant le journal, vous n’êtes ni transporté, ni remonté, pas plus moralisé qu’édifié, mais, pareil à une ombre, seulement désarmé.
Blandine Rinkel
Objet rejetÉ par la mer
de Noël Herpe
L’arbalète/Gallimard, 191 pages, 19 €
Domaine français Nostalgie de la lumière
avril 2016 | Le Matricule des Anges n°172
| par
Blandine Rinkel
Un livre
Nostalgie de la lumière
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°172
, avril 2016.