En 2015, la France marquée par les attentats s’est mise à douter. De son avenir, de son modèle social, de ses fondements démocratiques. Il y avait manifestement dans la population un déficit de culture citoyenne et certains se proposaient d’enseigner plus solidement les fondements et les valeurs de la République. Il s’agissait de questionner un certain nombre de valeurs et de termes qui paraissant de tous temps évidents méritaient redéfinition. La République, la démocratie, la laïcité, les Droits de l’Homme, il fallait préciser le sens des mots. Et surtout définir un sens commun, valable pour tous. Ce n’était pas le plus simple. Tous les pédagogues étaient sollicités pour apporter leur pierre à l’édifice puisque l’essentiel du travail semblait devoir être fait en direction de la jeunesse. Benoît Lambert n’est pas un pédagogue. Il est le directeur du Centre Dramatique de Dijon et mène depuis des années des actions décentralisées en milieu scolaire. Il a pris les autorités au mot et commandé à François Bégaudeau une écriture théâtrale courte, mobile, pour deux comédiens, et pouvant se jouer partout. La réponse ne s’est pas fait attendre, et c’est La Devise. Un texte percutant, incisif, drôle et particulièrement pertinent quant à l’analyse qu’il propose de ladite devise : Liberté, Égalité, Fraternité, bien sûr.
Un homme missionné par la République « pour dire l’urgence de redonner du sens à notre devise » prépare et répète un discours adressé aux jeunes générations. Son coach féminin le reprend, le questionne et le fait travailler. Et nous assistons à une véritable bataille de mots, un affrontement concept contre concept, jeu de mots contre jeu de mots. C’est jouissif et cela fait du bien. Et pas seulement aux lycéens. Car il n’est pas inutile de déposer un certain vocabulaire sur la table de dissection et d’aller fouiller à l’intérieur voir ce qu’il cache. S’il cache quelque chose… Car, faute d’être précis, il n’est peut-être qu’une enveloppe, un ensemble de concepts vides qu’il s’agirait de remplir. De quelle liberté parlons-nous ? De celle de la poule ou de celle du renard ? Quels sont les rapports entre liberté et libéralisme ? Et de quel libéralisme parlons-nous ? « Le libéralisme, c’est la liberté du renard dans le poulailler ». Car cette devise, la plus belle du monde, et la plus prometteuse, celle qui nous sert de paravent pour dire à quel point nous français sommes généreux, novateurs et ambitieux, n’est peut-être aujourd’hui qu’un slogan que nous avons du mal à faire coller aux réalités. François Bégaudeau manie la dialectique avec maestria, et son admiration pour Bertolt Brecht n’y est peut-être pas étrangère. Car plutôt que d’asséner des idées, des points de vue, des déclarations péremptoires, il préfère l’échange, la discussion, la controverse voire l’affrontement. De la confrontation des points de vue peut naître non pas la vérité, mais une vision plus large des questions posées et des réponses possibles. En mettant les mots à distance, en les décortiquant, en les forçant à avouer que parfois ils dissimulent des sens cachés, nous retrouvons le plaisir de la langue. « En latin, frater veut dire frère. Frère et pas sœur. Frater et pas soror. Moi je dis qu’une devise acceptable serait Liberté, Égalité, Sororité. Ou liberté Égalité Féminité. Ou Liberté Égalité Rouge à Lèvres. » Il s’agirait alors de détricoter la langue de bois, de la mettre à tremper pour que les fibres s’assouplissent et puissent alors être remaniées. Une œuvre salutaire donc. Le spectacle est actuellement en tournée dans les lycées de Bourgogne. Il est annoncé du côté de la Bretagne. Un Tour de France s’organise…
Patrick Gay-Bellile
LA DEVISE
de François Bégaudeau
Les Solitaires intempestifs, 80 pages, 10 €
Théâtre De quelle liberté ?
février 2016 | Le Matricule des Anges n°170
| par
Patrick Gay Bellile
François Bégaudeau passe la devise républicaine à la moulinette de la langue.
Un livre
De quelle liberté ?
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°170
, février 2016.