Partout le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs, a été encensé. Ici et là, la presse est unanime. Réflexe corporatiste ? Non, c’est plus que mérité. Ce qu’on peut bien appeler un roman des origines est vraiment enthousiasmant. Et si la figure du journaliste se laisse parfois apercevoir dans la recherche des faits, c’est bel et bien en écrivain que Christophe Boltanski nous apparaît cette fois. En écrivain de la famille et de l’identité. Pour évoquer sa brillante et fantasque parentèle (la grand-mère est écrivain, le grand-père médecin, les oncles – Christian, l’artiste fameux, Jean-Élie, linguiste original – et son père Luc, l’éminent sociologue), il joue moins les généalogistes que le rôle d’un agent immobilier un peu ethnographe. On découvre sa tribu et on arpente sa galerie de portraits en circulant à travers un hôtel particulier parisien, situé rue de Grenelle, où trois générations de Boltanski se sont succédé, l’auteur compris. « Si une maison peut être comparée à un palimpseste, à un parchemin que l’on efface régulièrement pour réécrire dessus, alors la Rue-de-Grenelle ressemble, pour toute personne de l’extérieur, à un gribouillage illisible ».
De cet « endroit figé dans le temps », il restitue l’atmosphère particulière, une substance fluide proche de la loufoquerie. Médaillon ou saynète, chaque évocation correspond à une pièce de cet immeuble parisien, et chaque pièce est comme un morceau du puzzle, un élément du « bric-à-brac identitaire ». Pour parler de cette famille riche en personnalités singulières, l’auteur convoque ses souvenirs de jeunesse, enquête auprès des siens, œuvrant continûment, par son sens de l’observation et de la construction emboîtée, en écrivain historien.
Au sommet de l’arbre généalogique il y a donc une grand-mère vorace d’indépendance malgré les séquelles invalidantes d’une polio. Enfant abandonnée, communiste de cœur tout en étant héritière, auteur de livres sous pseudo et roulant en Fiat 500, Christophe Boltanski la présente comme une Chronos en jupons : « Elle nous a avalés pour nous protéger ». De ce clan atypique davantage tourné vers le dedans que vers le dehors, elle aura été le ciment. Jamais autant que sous l’Occupation d’ailleurs, l’hôtel particulier n’a été refuge. À l’intérieur, un genre de réduit fit office de cache pour le grand-père Étienne, d’une naïveté désarmante, physique à la Erich von Stroheim et moustache à la David Niven, dont les origines juives font à l’époque une potentielle victime de toutes les délations. Sur place, Christophe Boltanski redonne vie et voix à sa parentèle, raconte les « conduites bizarroïdes » de la maisonnée, expose lubies et manies de cette famille qui vit le plus souvent « en vase clos ». Lui a grandi au milieu et au contact de ces personnalités aussi excentriques qu’attachantes, héritant de névroses en tous genres, et d’abord d’une peur panique de tout, qu’il lui faudra sublimer dans des reportages à l’autre bout du monde pour se réaliser à son tour.
« Chez les Bolt’ », l’espace intime est donc une géographie sentimentale, le lieu faisant lien. En nous servant de guide Rue-de-Grenelle, Boltanski traverse les couloirs du temps, qui sont autant ceux de son histoire personnelle que ceux de l’Histoire majuscule. Entre reconstitutions d’époque et croquis nostalgiques, il excelle à montrer que derrière les toquades des uns et des autres se cachent de puissants atavismes, ces mécaniques complexes qui valent patrimoine. Tout à la fois document, archive et bouffonnerie, ce roman est de bout en bout irradié par une question : « Qui sommes-nous ? ». Pas sûr au final qu’il apporte une réponse. Nous, en tout cas, on sait maintenant que Christophe est un écrivain, et un vrai.
Anthony Dufraisse
La Cache
De Christophe Boltanski
Stock, 337 pages, 20 €
Domaine français Esprit de famille
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Anthony Dufraisse
Dans la famille Boltanski, on demande le petit-fils, Christophe, reporter et maintenant écrivain.
Un livre
Esprit de famille
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.