Raymond Carver, le cœur et l'ouvrage
- Présentation Explorer le connu
- Entretien Et puis Carver est devenu Carver
- Papier critique Ballades sans harnais
- Papier critique Vertige de l’ordinaire
- Autre papier « Il écrivait des choses terribles »
- Autre papier Bascule
- Autre papier Sonate nocturne
- Autre papier Carver ailleurs Carver l’autre
- Autre papier Entrer, s’attarder
- Autre papier Le bonheur, désespérément
- Autre papier Soudain, Carver
- Autre papier Croire en l’amour
- Autre papier Innocents
La découverte d’une écriture et d’un univers est liée à des sensations qui perdurent avec le temps. On pressent qu’on va y plonger, s’y attarder, cela touche en nous quelque chose d’insaisissable mais d’essentiel. Comme une rencontre qui comptera et bouleversera le cours d’une vie.
Je me souviens parfaitement de l’été 89 durant lequel j’ai lu Carver pour la première fois. Certains diront, lire Carver en été, quelle déprime ! Quel décalage ! Ses nouvelles sont supposées être empreintes de tristesse, de désillusions, être peuplées de personnages à la dérive, hantées d’existences ratées. La nouvelle « Débranchés » faisait partie du recueil Les trois roses jaunes, publié à l’époque, chez Payot. Un couple est réveillé en pleine nuit par la sonnerie du téléphone, l’homme se lève, va décrocher dans la pièce d’à côté. « Bud, c’est toi ? » interroge avec angoisse une voix féminine. L’homme ne s’appelle pas Bud, c’est une erreur. Il raccroche et débranche le téléphone, à la demande de sa compagne. Ils auraient d’ailleurs dû le faire avant de se coucher, comme ils le faisaient, des années durant, lorsque l’ex-femme de l’homme et ses enfants avaient pris l’habitude de les harceler à toute heure.
En quelques phrases, le décor est planté, la maison nous est familière, la chambre intime. Les draps entortillés, l’odeur de tabac froid. L’homme espère se rendormir, mais la femme a allumé la lumière, repoussé les couvertures, elle veut discuter, fumer une cigarette. Peut-il lui promettre de la débrancher si elle se retrouvait à l’état de légume à l’hôpital ? Il ignore s’il peut promettre une chose pareille. Et lui ? Voudrait-il qu’on le débranche en pareil cas ? Les dialogues fusent, tranquilles, affûtés avec précision, sans un mot de trop, sans complaisance, ni artifice. En une simple conversation se dessinent la vie passée, la conjugalité, la complicité, les petites et les grandes émotions. Derrière ce qui n’est pas dit se devine la peur de la mort mais aussi l’inquiétude de vivre. Et l’ironie de l’écrivain. Car il y a de l’ironie chez Carver. Un regard plein d’humour sur nos douleurs, nos bonheurs, nos gestes quotidiens, et nos petites manies.
J’étais jeune quand j’ai lu « Débranchés », je n’avais rien en commun avec ce couple insomniaque, ne ressentais aucune empathie pour leur existence ordinaire. J’attendais qu’il se passe quelque chose et il ne se passait rien. Pourtant, cette nuit-là, dans ce pavillon d’une banlieue américaine, me revient et me touche au-delà des années. J’ai la sensation de l’avoir vécue, je suis fascinée par la justesse du tableau peint par Carver, son travail d’orfèvre. Une petite éternité. Une autre monde de littérature. J’en perçois encore l’intensité.
Kéthévane Davrichewy
* Dernier livre paru : Quatre murs (Sabine Wespieser éditeur) JbrJ...