L’esprit, le regard, le cœur ; une sensibilité à la fois plastique et littéraire lui permettant d’entrer dans un art par l’autre ; une parole de haut vol, tel était Gaëtan Picon (1915-1976). L’envergure de son œuvre impressionne : des essais sur Malraux, Bernanos, Proust, des Panoramas de la nouvelle littérature française, et des idées contemporaines, un Usage de la lecture, des ouvrages sur Ingres, Picasso, Dubuffet, l’impressionnisme, le surréalisme, et deux récits aussi intenses que tourmentés. Agrégé de philosophie, il a enseigné, été Directeur général des Arts et Lettres sous Malraux, a co-dirigé le Mercure de France et devait succéder à Balthus à la tête de la Villa Médicis quand la mort l’a terrassé, à 61 ans, le 6 août 1976.
Quand paraît Admirable tremblement du temps, il a 55 ans et dirige alors la collection des Sentiers de la création, chez Skira. Il l’a fondée avec un objectif : inciter des artistes à évoquer – en combinant texte et images – le mystérieux cheminement du processus créatif. Après Elsa Triolet, Aragon, Ionesco, Butor, Barthes, Caillois, Starobinski, Claude Simon et Prévert, il est le dixième à relever le défi. Ce sera Admirable tremblement du temps.
Tout part d’une remarque de Chateaubriand à propos du tableau de Poussin, Le Déluge. Il y voit « quelque chose de la main du vieillard ». Et il ajoute : « Admirable tremblement du temps ». Ce tremblement dont la peinture porte les traces est celui de la main qui meurt, lourde de tout le temps traversé mais totalement libre, affranchie de tous les conditionnements. Se passionnant pour les derniers tableaux de Cézanne, Monet, Turner, Morandi, Chardin, Goya, Van Gogh, Gaëtan Picon est frappé par leur singulière beauté. Paradoxalement, dit-il, ils ont le jeté d’une esquisse et donnent le sentiment d’inaugurer le temps. « Comme si le terme était l’éclosion de quelque chose qui n’a pas encore vu venir le temps. » Comme si enfin pouvait s’exprimer « l’inconditionné du premier instant, quand le jour vient de se séparer de la nuit. Origine retrouvée, mais par l’effacement, l’épuration ».
Partant, c’est à une sorte d’inventaire des signes de connivence entre l’art et le temps qu’il va se livrer. Cette connivence, il la voit dans tout ce qui se désagrège, rompt « l’ordre menteur de l’impérissable » – craquelures à la surface des toiles, lézardes, érosion du matériau, ruines… Il la voit à l’œuvre dans la peinture qui tente d’être cette dégradation elle-même, en inscrivant le périssable dans la technique – brûlage, collage – ou dans les matériaux choisis, comme chez Dubuffet. Ce temps, qui est celui de la vie et non de l’Histoire, ce temps dont la vie personnelle est la mesure, l’art nous convie à le voir en dehors de notre propre corps périssable, dans ces autres corps qu’il nous offre depuis la statuaire grecque, « corps substituables les uns aux autres » et ne formant qu’« un unique corps glorieux ».
Ce temps, c’est celui de l’Occident, qui n’a rien à voir avec celui de l’art extrême-oriental. Ce dernier peint l’inchangé, ignore la perspective, préfère la frontalité, laisse être, épouse le flux là où notre peinture est prédatrice, soumet ses objets à une volonté de saisie. « L’ellipse, l’esquisse, le cerne sans ombre disent la précipitation de qui craint ne pouvoir s’emparer assez vite de ce qui va se retirer. » Il est là le temps véritable : c’est le temps de la « précarité de la présence », pas celui de la mémoire ou de l’éternel retour. « L’authenticité d’une œuvre est fondée sur l’instant irréparable, l’ici et le maintenant où elle a pris la parole ; le temps est dans l’œuvre le battement de son cœur invisible, et je ne la reçois, ici et maintenant, comme vivante, que si cette palpitation m’assure qu’elle le fut dans son ici et son maintenant. » Comme dans les derniers tableaux du Titien ou de Rembrandt où la montée de la couleur unit robe, main, chair, bijoux, tend à exclure la représentation au profit d’une apothéose de la présence. C’est pourquoi l’œuvre n’est pas d’abord une structure, rappelle-t-il, à un moment où le structuralisme triomphe. L’œuvre est un événement qui donne le sentiment « que c’est la première fois qu’une chose a été dite comme ça, qu’elle a été vue comme ça ».
Coïncider avec le temps de l’œuvre, la saisir dans le présent de son apparition en bondissant hors du présent où je me situe, tel est ce qui fonde la démarche de Gaëtan Picon devant l’œuvre d’art. Une approche affective qui, rejoignant l’œuvre dans l’instant de sa naissance, y découvre ce qui nous permet de vivre. « L’art qui m’intéresse, c’est l’art qui me permet de regarder, de comprendre et d’accepter mon existence. »
Richard Blin
ADMIRABLE TREMBLEMENT DU TEMPS DE GAËTAN PICON
augmenté d’un dossier critique (A. Callu, F. Marmande, P. Sollers,
B. Vouilloux, Y. Bonnefoy), L’Atelier contemporain, 248 pages, 25 €
Arts et lettres L’insomnie du temps
octobre 2015 | Le Matricule des Anges n°167
| par
Richard Blin
Dans Admirable tremblement du temps, en 1970, Gaëtan Picon donnait la clef d’un rapport nouveau aux œuvres. Réédition.
Un livre
L’insomnie du temps
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°167
, octobre 2015.