Vingt ans en eau profonde, à fouiller la moindre excavation, à sonder les aspérités de la langue – à arpenter les abîmes de la postmodernité. Vingt ans à interroger les lignes de faille de l’insoluble héritage d’une littérature contemporaine hybride. La Femme du requin a fait tout ça, et plus encore. Un juste retour des choses donc, que ce très bel écrin offert par les éditions du Tripode. Reste l’anthologie des grands entretiens qui ont fait les belles heures de la revue. Véritable centrifugeuse où les imaginaires se télescopent, celle-ci se fait l’écho des soubresauts de l’Histoire. Dès lors, comment penser la masse énorme et infrangible du roman moderne ?
Certainement par le biais d’une mosaïque de vignettes, où chaque auteur (vingt au total) prend le pouls du monde comme il va. Une traversée heurtée par le spectre de la trahison chez Olivier Rolin, qui pratique un art altier, sans compromissions : « un livre, ce n’est pas une négociation. C’est quelque chose qui s’assène. » Soit un paysage mental autonome, dans lequel Antoine Volodine arpente le territoire post-exotique d’un « en deçà de l’écriture qui peut être transmis au lecteur en deçà de sa perception. Un sous-parler, d’inconscient à inconscient, du non-formulé qui est enfoui dans la prose ». La notice du médicament est donc livrée, qui réside dans la subtile alchimie instaurée entre la théorie littéraire (rien d’abstrus, ici) et l’anecdote.
C’est le cas chez Michon, qui offre avec ses variations sur la mère quelques fragments d’éternité : car « à la fin des fins ce qu’on appelle le peuple n’est rien d’autre que la souffrance de la mère. », dit le poète tchouvache. Une conviction de l’éternel retour qu’il partage avec Claude Louis-Combet. Déployant une langue classique et giboyeuse, l’auteur des Errances Druon revient sur la prévalence des Pères de l’Église, qui prime la lecture de Freud et Jung. Une œuvre aux allures de mille-feuille, qui trouve en l’absence de Dieu l’augure d’une vocation poétique.
Si on peut rester un peu déçus des conversations avec John Burnside et Russell Banks (il y avait plus à tirer que quelques considérations superficielles sur les marges, les drogues ou l’innocence feinte de l’Amérique), l’anthologie n’en demeure pas moins une bouillonnante source de réflexion – incisive dans ses angles d’attaque, brillante par sa capacité à introduire le silence. Une embardée journalistique souvent irrévérencieuse, où l’écrivain laisse volontairement dévier son regard pour pénétrer les arcanes de la vie des formes, saisir la porosité des frontières ainsi qu’un malaise dans la culture. Il y a bien sûr eu Melville, Achab et le ventre de la baleine. On peut compter sur la Femelle du requin et sa littérature à l’estomac.
Benoît Legemble
VERTIGES DE LA LENTEUR (LA FEMELLE DU REQUIN)
Le Tripode, 320 pages, 25 €
Revue Latitude des modernes
octobre 2015 | Le Matricule des Anges n°167
| par
Benoît Legemble
Un livre
Latitude des modernes
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°167
, octobre 2015.