Unn se tenait un peu à distance. Tout en l’examinant, ses camarades l’acceptèrent d’emblée. Apparemment, elle était très bien. Elle avait de l’allure. Elle dégageait aussi de la sympathie. »
Voilà pour la manière. Des phrases courtes, sans chiqué. Qui peinent un peu à formuler. Qui ne disent pas toujours tout ce que nous aimerions savoir. Et qui ne se permettent aucune digression, pas la moindre parenthèse, comme si Vesaas devait travailler au mot près.
L’intrigue elle aussi est tirée au cordeau.
Au départ, c’est l’automne. Il gèle à pierre fendre, dans un paysage sans nom qui incarne peut-être la Norvège (la nature, un lac, de la neige, de la glace). Un soir, c’est « comme ensorcelée » que Siss se rend chez Unn. Les deux filles sont des camarades de classe. Elles ont 11 ans.
Rapidement, Unn se confie : sa mère a mis une semaine à mourir, et elle ne connaît pas son père. Il n’en faut pas plus, semble-t-il, pour qu’elles tombent sous le charme l’une de l’autre. Pendant le temps qu’elles partagent, nous ne saurons pas exactement ce qui se passe entre elles, au-delà de cette attirance réciproque, mais l’éclat de leurs yeux sera là pour témoigner qu’elles se sont rencontrées. Après s’être regardées dans un miroir, elles décident de se déshabiller entièrement, pour se rhabiller aussitôt, comme prises de panique. Nous comprenons alors qu’il y a des vertiges qui ne peuvent se dire, et des émotions beaucoup trop fortes pour pouvoir être exprimées par des mots. Lorsque Siss quitte Unn, elle n’a déjà qu’un seul désir : « rester avec elle, toujours ».
Cette amitié, que nous soupçonnons pouvoir s’épanouir en relation amoureuse, ne va durer même pas vingt pages. Le lendemain de leur premier tête-à-tête, Unn décide de ne pas se rendre à l’école, pour ne pas avoir à affronter son amie. Sur le chemin buissonnier, elle est attirée par le grondement de l’eau d’un torrent. Ses pas l’entraînent devant une cascade dont l’eau est gelée et qui forme un véritable palais de glace. Pour Unn la fascination est telle qu’elle se risque à l’intérieur, et se retrouve ainsi « dans un cercle magique ». Envoûtée, Unn progresse alors de salle en salle, insensible au froid qui commence pourtant à s’emparer de son corps…
« Trop délicat pour être raconté ».
Pendant ce temps, à l’école, Siss a découvert l’absence de son amie. Sans le savoir, elle vient d’entrer dans le temps du deuil, dont elle aussi va faire une expérience précoce. Au plus fort de l’hiver, elle promet à Unn de ne pas l’oublier. Liée à sa promesse sacrée, la voici « enfermée dans le cercle des neiges, dans le cercle de la mort ». Pour respecter son pacte, elle se tient à bonne distance de ses anciennes camarades.
L’hiver finit quand même par passer, cédant sa place au printemps qui, tel un démiurge, a le pouvoir de faire fondre la neige. Au cours d’une promenade, Siss croit voir Unn dans un bloc de glace. L’enchantement n’aura pas le temps de durer : la chaleur aura bientôt tout fait fondre, et le corps de son amie sera emporté loin de là.
Tout cela est presque trop simple, presque trop dépouillé, et pourtant le miracle a bien lieu : nous sommes hypnotisés de la première à la dernière page, sans trop savoir quelle force mystérieuse nous pousse d’un chapitre à l’autre, tout en nous maintenant à la seule surface des choses puisque l’essentiel n’est jamais dit. Dans la mesure où ce qui advient réellement est « trop délicat pour être raconté », Vesaas se contente de suggérer. Au lecteur de faire le reste et de faire apparaître entre les lignes tout ce que l’auteur a tu.
Ici, nous évoluons toujours à la frontière entre le rêve et la réalité. Nous pouvons ainsi nous demander si Unn n’a pas rêvé qu’elle se laissait mourir, ou si ce n’est pas Siss qui a rêvé la mort de son amie, de même qu’elle a pu rêver sa réapparition, laquelle paraît relever du fantasme. Impossible de nous représenter ce palais de glace, qui aura pourtant englouti Unn et qui deviendra un véritable mausolée. Impossible non plus de nous faire une image précise de cette nature omniprésente et qui est centrale surtout pour son absence.
Vesaas donne à l’adolescence un visage tourmenté, et pas facile à comprendre : nous ne voyons quel sens donner à la fuite d’Unn ou à l’entêtement de Siss… Nous pressentons que l’apaisement viendra plus tard. Peut-être est-il à trouver auprès de cette nature envoûtante ? À moins que ce ne soit dans ces pages, où l’on entend la neige craquer et la goutte d’eau tomber d’un arbre (nous ne sommes jamais très loin de l’univers musical d’un Arvo Pärt, un univers fait de silences et de notes cristallines). Des pages pleines de pudeur, souvent touchées par la grâce, et qui séduisent autant qu’elles enchantent par leur beauté. Une beauté naturelle. Minérale. Ciselée dans la glace. Comme rendue à ses origines.
Didier Garcia
Palais de glace
Tarjei Vesaas
Traduit du norvégien par Élisabeth Eydoux
GF Flammarion, 192 pages, 5,80 €
Intemporels Au-delà des mots
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Didier Garcia
Entre fable et récit, le Norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970) évoque les amours enfantines. Lesquelles sont prises dans les glaces.
Un livre
Au-delà des mots
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.