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Intemporels Huis clos en pleine mer

octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247 | par Didier Garcia

Avec La Nef des fous, l’Américaine Katherine Anne Porter nous emmène du Mexique vers l’Europe, où la Seconde Guerre mondiale se prépare.

En 1931, au moment où le paquebot allemand la Vera quitte le port de Veracruz (Mexique) pour rejoindre celui de Bremerhaven (Allemagne), au terme d’une traversée qui durera 27 jours (avec les escales tardives de Santa Cruz de Tenerife, Vigo, Gijón, Boulogne, et Southampton, concentrées dans les deux cents dernières pages du roman), les passagers ignorent que l’Histoire leur prépare une nouvelle tragédie. En revanche, ils ne tardent pas à découvrir que leur navire abrite un singulier melting-pot de nationalités, de classes sociales et de confessions religieuses.
Dans ce microcosme totalement coupé du monde, à l’intérieur duquel se mêlent, souvent pour le pire, des étudiants cubains, des danseurs espagnols et bon nombre d’Allemands, quelques personnages se démarquent, dont nous suivrons plus attentivement la traversée, et que nous retrouverons tantôt dans leur cabine, tantôt sur un pont, ou installés à leur table au moment du dîner. Parmi eux, il y aura Jenny, une artiste-peintre, Condesa, la prisonnière politique que le régime mexicain a décidé d’exiler à Santa Cruz de Tenerife, le couple Hutten, flanqué d’un bouledogue qu’ils ont baptisé « Bébé », Herr Rieber et Lizzi qui incarnent le nazisme à venir, ou encore ce Freytag, qui perdra son panache quand tous sauront qu’il a épousé une juive… Dans ce roman sans héros, où les seconds couteaux sont bien plus nombreux que les acteurs principaux, nous verrons chacun lutter contre ce qui pourrit son quotidien, qu’il s’agisse du mal de mer ou de démons plus intérieurs.
Même s’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres (ce qui ne les empêche pas de devoir partager la même cabine pendant plusieurs semaines), tous ont au départ comme point commun de croire « s’en aller vers un lieu qui, pour une raison secrète, était plus désirable que celui qu’ils quittaient ». Ils feront le voyage avec leur vie bien cachée au fond de leurs bagages, vie qu’ils imaginent pouvoir retrouver dès qu’ils auront quitté ce navire, même si certains, inquiets, car croyant avoir vu çà et là quelque chose comme des « avertissements » quant à ce qui se trame sur le Vieux Continent, se demandent quelle Allemagne ils vont trouver à leur arrivée. Mais avant de pouvoir renouer avec leur propre vie, ils devront se satisfaire d’un présent assez médiocre, de plus en plus nauséabond, riche en haines de classes, de races et de religion.
L’unique roman de Katherine Anne Porter (dont la rédaction s’est étalée sur trois décennies), paru en 1962 et adapté trois ans plus tard au cinéma par Stanley Kramer, progresse avec cette lenteur propre aux bateaux de croisière, déployant ses longues phrases à la façon d’un chalut (comme s’il s’agissait d’embrasser la totalité du réel), phrases classiques qui paraissent échappées du XIXe siècle ou d’un volume de Henry James. Dépourvu d’intrigue (en ce sens il rappelle La Ruche de Camilo José Cela, roman dans lequel Madrid est l’équivalent de cette ville flottante qu’est la Vera), il est fait de petites scènes juxtaposées, séparées les unes des autres par un blanc typographique, qui nous font passer d’une cabine à une autre ou d’un pont à une autre, nous autorisant à vivre quelques pages en compagnie d’un ou deux personnages (des pages qui sont autant de fragments de leur traversée), et nous faisant basculer dans des intimités familiales, amicales, sentimentales, et parfois sexuelles.
Si ce roman progresse avec une telle lenteur (qui a la majesté et la lourdeur d’un adagio), c’est que la Vera avance vers un avenir incertain (deux ans après son arrivée dans le port de Bremerhaven, Hitler aura pris le pouvoir en Allemagne)… En compagnie de tous ces passagers nous aurons donc fait route vers le naufrage annoncé que sera la Seconde Guerre mondiale. Or c’est bien à elle que s’attaque la romancière dans cette radiographie des mentalités du début des années 1930. À bord de la Vera, certains mènent déjà la vie dure aux juifs et à ceux qui s’écartent de la norme (y compris quand il s’agit d’une malformation physique). Nous avons beau évoluer au milieu de l’océan, la réalité n’est pas belle à lire dans ces pages : selon certains passagers, qui aspirent à se retrouver « entre gens comme il faut », les juifs sont « abâtardis au dernier degré, sortis de la lie de toutes les races et de toutes les nations », raison pour laquelle il convient d’abord de les isoler à bord de la Vera, puis de les exclure « à tout jamais de la société allemande convenable ». Indéniablement, en 1931, le ver était déjà dans le fruit.

Didier Garcia

La Nef des fous
Katherine Anne Porter
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcelle Sibon
Points, 784 pages, 13,50

Huis clos en pleine mer Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°247 , octobre 2023.
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