Marianne Renoir et Pierre Pansard : des noms de roman qui semblent tout dire. D’abord que ces deux-là cherchent à rimer ensemble tout en jurant comme deux accessoires mal assortis. Ensuite, que ce premier livre d’une jeune auteure est un roman qui parle de ce dont parlent d’ordinaire les romans : d’amour. Marianne, nature insatisfaite, aime sans plus aimer Pierre qu’elle rêve de quitter tout en ayant terriblement peur de son abandon. Le second, rejeton d’une lignée papale, est thésard et poète, de ceux pour qui l’amour ne saurait être que jaune. D’une tendresse et d’une patience soumise, il supporte ce cœur de femme qui, sans cesse, cherche encore de bonnes raisons d’être là. Elle aimerait que ce « vieillard de vingt-huit ans », que ce fort en thème qui compte ses euros au restaurant veuille la fuir pour qu’elle puisse encore le désirer. Il voudrait comprendre cette fille belle et risible, qui marche en évitant les lignes entre les dalles, porte des lunettes en forme de cœur, et aspire plus que tout à devenir « une jeune femme accomplie ».
La Cattiva de Lise Charles raconte donc avec un raffinement amusé le désarroi amoureux d’un jeune couple contemporain, plongé dans un bain de romanesque qui ne parvient pourtant plus à les inspirer. Ils n’ont pas trente ans, habitent le palais des ancêtres de Pierre, près de Ferrare, écrivent chacun dans leur coin, qui de la poésie, qui des contes étranges, et ne subissent que la langueur et l’oisiveté d’un long été. Pierre se pense poitrinaire, capable de mourir d’amour. Marianne, nauséeuse si on la contrarie, manque de s’évanouir, parfois. Surtout, ces deux amants renvoient à un univers livresque qui les sature malgré eux : ils sont les personnages d’Adolphe, déplacés au pays de Stendhal, ils sont Marianne et Coelio (Pierre aimerait tant être Octave…), ou bien une Albertine qui ne serait plus La prisonnière de la jalousie maladive du narrateur, mais sa propre captive. Ce n’est pas sans ironie que Lise Charles tend ainsi à ses personnages le piège de ceux qui sont leurs modèles : comment aimer après tant de littérature ?
L’avers, puis le revers : avec cette cruauté sans y penser des enfants ou des femmes qui n’aiment plus, Marianne observe Pierre et le caricature tandis que ce dernier fait des alexandrins. Et Lise Charles, à son tour, invite le lecteur à adopter la position de la jeune femme et, depuis son acédie à elle, à envisager sa laideur et sa mélancolie à lui. La Cattiva se construit dès lors comme une succession de chapitres librement agencés, qui pourraient construire une sorte de roman psychologique voué à mesurer l’échec annoncé du sentiment amoureux dont la grâce a fui : « Elle sentait que son âme, usée par le mépris, usée par l’aigreur et les mauvais sentiments, était morte à l’amour, à moins, peut-être, que l’amour ne fût tout autre chose que cet oiseau brillant et enchanté dont elle avait jadis rêvé. Si elle avait aimé, pourtant, de quels dévouements, de quels élancements n’aurait-elle pas été capable. L’homme qu’elle aurait aimé, elle aurait pu le rendre si heureux ! Mais c’était bien fini pour elle, et Marianne embrassait sa chienne avec passion ».
Souvent, on trouve dans La Cattiva de cette prose subliminale et à la littérarité impeccable qui, sans l’air d’y toucher, s’amuse à pasticher Flaubert, ailleurs Hugo ou Rimbaud et tant d’autres, à tel point qu’on pourrait lire ce roman en suivant les jeux de pistes littéraires qu’il propose. Tics d’auteur peinant à s’affranchir de ses références ? Non pas : il s’agit là plutôt d’un art de l’esquive qui dit, comme pour l’amour, et en même temps que les personnages, la difficulté d’écrire sans entendre autrui écrire, de s’affranchir, de faire neuf. « Horreur de ma bêtise ! », écrit Marianne, « Je ne sais pas parler, je prends seulement les mots des autres. Voyant mon récit se casser petit à petit sous la peur de mes doigts, je me rends compte que c’est ma pensée qui est en train de fondre. »
À travers ce jeu où elle met l’écriture en scène, Lise Charles trouve en élégance et en légèreté ce qu’elle laisse échapper sans doute ailleurs. Son écriture insère dans la narration des histoires, des pensées, des poèmes, des contes, autant de fragments brisés d’un discours amoureux interrompu entre Marianne et Pierre, comme pour garder, toujours, une distance de sécurité entre la narration et son objet. Et cela jusqu’à cette fin du roman, qui invite à lire les révélations écrites que les deux amants se font, faute de pouvoir se les avouer. Prêtant finalement sa plume à Colombine et à son Pierrot, dont elle prend un plaisir visible à inventer les petits travers de style, Lise Charles opte pour l’effacement au moment précis où ses personnages choisissent de s’avouer un secret qui les sépare définitivement, comme dans une même impossibilité d’adhérer entièrement à l’amour et à l’écriture.
Etienne Leterrier
La Cattiva
Lise Charles
P.O.L, 272 pages, 16 €
Domaine français L’effacée
juin 2013 | Le Matricule des Anges n°144
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Entre lyrisme et ironie, La Cattiva, premier roman de Lise Charles, constate l’impossible élan d’un jeune couple d’intellectuels en instance de rupture.
Un livre
L’effacée
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°144
, juin 2013.