Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970)
L’absence de prétention et l’extrême réserve que son proche ami le poète Cid Corman rapporta à son endroit*, ajoutées à son isolement rural (elle vécut toute sa vie dans le Wisconsin, à Black Hawk Island sur le lac Koshkonong), auraient pu ne jamais permettre à Lorine Niedecker (1903-1970) une véritable reconnaissance, sinon sous la forme d’une poésie « folk » assimilée le plus souvent aux littératures régionales. C’était sans compter sur la seule force de son écriture, dont celle que révèle la première traduction française de Louange du lieu et autres poèmes. D’abord marquée par l’imagisme d’un Pound et le surréalisme, Niedecker s’en éloigna vite pour s’en tenir à l’économie « politique » de l’objectivisme, tel qu’il put se définir à travers les voix de William Carlos Williams et Charles Reznikoff. Abigail Lang précise, dans une préface impeccable, que si Niedecker fut « généralement associée au mouvement objectiviste de manière périphérique, c’est probablement elle qui restera (…) la plus proche de l’idéal objectiviste » : à savoir une « poésie directe et claire, réticente à l’émotion ».
La plupart des livres qui composent Louange du lieu, dont les poèmes Pour Paul (écrits à partir de la naissance du fils de Louis Zukofsky, entre 1949-1956), les Poèmes courts (s’étendant de 1957 à 70) jusqu’au cycle de Louange du lieu, s’en tiennent autant à ce programme qu’au sien propre, qu’elle nomma simplement par ce : « il y a quelque chose de plus ». Ce supplément-là contient tout ce qui ramifiera ses poèmes : de la forme de pensée poétique au haïku, des historiens, géographes, scientifiques (Kepler, Linné, Darwin…) à la littérature « nursery » de comptines (Nouvelle oie, 1948), voire à celle dite « folk », à laquelle Niedecker emprunte tout un registre du langage populaire. Toutefois, son emploi de l’idiome vernaculaire consiste davantage en détournement, en décalage, entremêlant la recherche sonore et sémantique jusqu’à la dérision ou la légèreté.
Dans l’extrait suivant, elle définit avec une ironie pince-sans-rire son art poétique comme « condenserie » : « Grand-père// me disait :/ Apprends un métier// J’ai appris/ à rester à mon bureau/ à condenser/ Pas de chômage/ dans cette/ condenserie. » La place qu’elle réserve à ce travail de bureau, ainsi qu’au test de solitude qu’il implique, n’empêche pourtant pas que Niedecker travaille comme une prolétaire, soumise rudement (mais par choix) à un univers réservé aux hommes, comme celui de la pêche, du jardin à nettoyer, etc. Elle évoque ce monde rugueux tantôt dans sa correspondance (son enfance passée « au milieu des carouges à épaulettes, des saules, des érables, des bateaux, des pêcheurs [l’odeur des filets goudronnés] »), tantôt dans des poèmes souvent agencés en cascade de cinq vers. Ses métiers, ses occupations quotidiennes, sa vie maritale, de même que les crues venant plus d’une fois par an bouleverser le paysage, y entrent, mais sans jamais fermer le poème. Toujours y demeure quelque chose qui, dans la langue même, en offre l’éclat. Cette sobriété est mystérieuse, mélancolique et bouleversante d’une émotion anti-sentimentaliste : « Rien de remarquable/ sinon une andromède/ aux pousses quadrangulaires -/ les bottes/ des habitants// pleines d’eau ; ils doivent nager/ dans la crue jusqu’à l’église/ ou être à l’amende – les fleurs/ au cœur/ des feuilles ».
Rien de remarquable, sinon ceci, Cousant une robe : « Le besoin/ en ces jours plus courts// de bouger devant toi/ drapés de douceur/ ivre de couleur// au vent favorable ».
Emmanuel Laugier
* La revue Action poétique fit paraître un dossier conséquent sur Lorine Niedecker (N°163, printemps 2001)
Louange du lieu et autres poèmes
Lorine Niedecker
Traduit de l’américain par Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès
José Corti, « Série américaine », 216 pages, 21 €