Essayons d’abord de mettre des mots sur un récit qui n’en comporte pas, hors ceux du titre et de divers objets (logo, enseigne) présents à l’image. En parallèle, on suit ici la petite odyssée de deux Occidentaux en terre africaine : l’une débarque de l’aéroport pour semble-t-il prolonger, au moins en rêve, un projet d’aide médicale ; l’autre se trouve déjà sur place, entrepreneur cynique qui tracte et expulse au nom de l’African Mining compagny. Elle est pleine de bonne volonté ; il vise à s’enrichir. À ma gauche l’humanitaire en herbe, à ma droite l’exploitation en actes. Sauf que l’on découvrira l’une et l’autre s’agiter parfois aux mêmes endroits, vivant les figures obligées du marchandage et de la mendicité avec certes plus ou moins d’agressivité, mais pour des résultats très comparables : chacun de rentrer chez soi, dans son hôtel ou sa résidence, pour y fuir la chaleur et la rue. Et même, voilà qu’ils finiront par se retrouver, la sentimentale et le pragmatique, pour une amorce de romance au coco bongo club. Serait-ce à désespérer de tout ? Nicolas Presl ne répond pas de manière univoque, et laisse en tout cas quelque incertitude flotter sur les dernières pages, et le retour de son égarée. Heureux qui comme elle a fait un long voyage, peut-être.
Celui du lecteur, en tout cas, s’avère palpitant, par la grâce notamment de l’absence d’explicitation verbale, qui contraint l’auteur à de nombreuses astuces graphiques, et, en nous obligeant à beaucoup d’attention, permet l’immersion dans ces pages. La première originalité réside dans les couleurs vives qui ont pour vertu de dissuader les représentations imposées d’une Afrique aux teintes brunes, et servent par ailleurs à l’intelligence du récit. Ainsi se détachent d’une composition le bleu piscine ou le jaune alcool autour desquels gravite la vie éternelle des coloniaux, ainsi la couleur du cadre signale discrètement le passage du présent au passé ou de l’extérieur vers l’intérieur, quand il s’agit justement de fuir le pays et ceux qui le peuplent, visages divers de la menace et de l’étouffement. Un étouffement qui est parfois rendu de manière quasi naturaliste, à rebours de toute esthétisation : gros plans sur la transpiration, le vomi, les lavabos, les chiottes ou ces baisers hideux qui s’échangent entre vieux blancs et jeunes noires. Ailleurs, l’auteur opte pour une manière plus onirique et mystérieuse, avec de régulières et altières apparitions d’un animal – telle l’autruche avec laquelle s’engage un ballet salvateur. Le trait aussi laid que beau demeure quoi qu’il en soit expressif : bien que stylisés, les visages laissent passer les nuances du sentiment, et une posture subtilement cadrée suffit ici à suggérer toute une situation. De sorte, miracle du dessin, qu’à l’intérieur du silence global surnagent encore des moments de gêne.
Gilles Magniont
Heureux qui comme
Nicolas Presl
Atrabile, 240 pages, 27 €
Textes & images Voyageurs égarés
janvier 2013 | Le Matricule des Anges n°139
| par
Gilles Magniont
Nicolas Presl déjoue les attentes avec Heureux qui comme, âcre et vaste récit d’une Afrique sans pittoresque.
Un livre
Voyageurs égarés
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°139
, janvier 2013.