En 1936, Walter Benjamin, observant en particulier la difficulté qu’éprouvent les combattants de la Grande Guerre à témoigner, diagnostique la fin du « narrateur » : « On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences ». Bien sûr cette impossibilité nous appauvrit, rend le monde commun moins partageable, moins partagé. Benjamin se suicide le 26 septembre 1940, à Port-Bou, afin d’échapper aux nazis qui, pense-t-il, vont parvenir à le rattraper. En 1986, dans Les Naufragés et les rescapés, Primo Levi, méditant « quarante ans après Auschwitz », constate : « Avec le recul des années, on peut affirmer aujourd’hui que l’histoire des Lager a été écrite presque exclusivement par ceux qui, comme moi-même, n’en ont pas sondé le fond. Ceux qui l’ont fait ne sont pas revenus, ou bien leur capacité d’observation était paralysée par la souffrance et par l’incompréhension. » Et ceux qui ont, malgré tout, tenté de témoigner l’ont fait d’une voix particulière, inouïe, parfois inaudible : « D’hommes qui ont connu cette extrême destitution de la dignité humaine, on ne peut attendre une déposition au sens judiciaire du terme, mais quelque chose qui tient de la lamentation, du blasphème, de l’expiation et du besoin de se justifier, de se récupérer eux-mêmes. Il nous faut attendre d’eux l’épanchement libérateur plutôt qu’une vérité à face de Méduse. » Primo Levi, le 11 avril 1987, se suicide en se jetant dans l’escalier de son immeuble de Turin.
L’impossibilité d’affronter la mémoire, la tentation de l’oubli, la vérité à face de Méduse, la remémoration qui est récupération de soi (l’anglais remember est bien proche du français remembrer), l’incommunicabilité de l’expérience subjective de l’inhumanité, de l’extrême sous les diverses formes que le XXe siècle, particulièrement inventif en ce domaine, a pu élaborer – nul doute que nous trouvons là les mobiles et motifs qui ont guidé l’écriture de W. G. Sebald. Les circonstances historiques, biographiques, ont ici leur importance : il naît le 18 mai 1944 à Wertach, en Bavière, à la frontière entre l’Allemagne et l’Autriche. Sa mère, quelques jours avant de le mettre au monde, fut témoin, racontera-t-il, du bombardement de Nuremberg : s’écroule dans les flammes la ville qui fut peut-être le foyer du nazisme. L’Allemagne est en ruines, la défaite approche. Le père est au front, ou peut-être déjà prisonnier. Il a participé à la campagne de Pologne, a dû voir (peut-être commettre ?), « plus que tout homme ne peut retenir » (ainsi que l’écrira Sebald à propos d’un de ses personnages) : il est en effet possible qu’il ait fait partie des Gerbirgsjäger (chasseurs bavarois) qui procédèrent en particulier à l’arrestation et l’exécution des Juifs de Lvov. Il ne rentrera de captivité qu’en 1947 : Sebald et sa sœur auront du mal à supporter ce fantôme trop présent d’une guerre effacée, occultée.
Ce qui lui...
Dossier
W.G. Sebald
Les vertiges du jardinier
juin 2012 | Le Matricule des Anges n°134
| par
Thierry Cecille
Contre l’oubli et la destruction, cultivant avec une mélancolique ferveur un champ narratif fertile, l’écrivain allemand W. G. Sebald (1944-2001) est parvenu à donner des mots aux hommes défaits – mais survivants.
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