On lit quelque part que son auteur aurait décrit De quelques choses vues la nuit comme une « déambulation dans un no man’s land entre ciel et enfer ». Tout semble dit : la guerre encore fraîche, l’errance, un rapport si ambigu à la transcendance et à la foi, et cet espace que ne définit qu’un mince intervalle, une double frontière. De fait, il s’agit là d’une suite de scènes qui toutes ensemble dessinent une promenade dans le chaos de régions sinistrées, jusque dans une « ville aux sept portes ». Le désastre contemporain s’y pare des couleurs antiques, à la fois tragiques et sombres. Patrick Kermann, fin antiquisant qui publia aussi des traductions d’Euripide et de Sénèque, invente ici un voyage dans les limbes du présent, un périple à travers les Enfers de la mythologie de nos villes, où fleurissent des asphodèles, fleurs des morts,
« à travers les ruines d’un empire / montrant des cadavres encore chauds / des palais effondrés / des vestiges de gloire passée ».
De visite en visite, comme au gré d’un curieux tourisme de catastrophe, le spectateur se trouve ici conduit par un « Guide », aux multiples figures. Actualisation du Virgile de Dante, auquel les sept portes, comme les sept cercles de l’Enfer le renvoient, le Guide commente mélancoliquement un monde post-apocalyptique en Monsieur Loyal dérisoire. Il annonce, commente et congédie chacune des silhouettes pathétiques croisées ici et là, et qui font toutes entendre des voix de détresse. Il est aussi une émanation de la figure de l’auteur, qui veille dans un intéressant et permanent jeu de regard sur l’œuvre, « au respect des lieux / à la sauvegarde du patrimoine / au bon goût moral / et stylistique ». Pour le reste, ce ne sera partout qu’un morne constat d’échec et de désolation. En cherchant à décrire ce qui a pu pousser le monde au désastre, le Guide ne retrouve que les éclats humains d’une explosion antérieure. Rien à sauver ici, qu’il interroge Siris, jeune fille qui a perdu sa mère ou C., un homme qui a violé un auto-stoppeur, qu’il découvre, au fond d’un trou un Sisyphe glapissant, qu’il croise Diogène, ou un mystérieux individu prénommé Boj, aussi démuni que son nom inversé le suggère, et auquel on promet un dérisoire « règne de la marchandise ».
L’habileté de l’écriture de Patrick Kermann, c’est de ne pas tenter de faire parler les morts. Bien au contraire, cette écriture met en scène des êtres infiniment vivants.
Absents, effacés, désespérés, peureux, muets, les joues et les yeux creux, les personnages de Kermann souffrent, aiment et espèrent pourtant. Ici comme dans La Mastication des morts, son texte le plus connu qui fait la chronique d’un village à travers les ragots colportés par les défunts du cimetière, Kermann ne met pas en scène des morts, mais leur exact contraire : des vivants parvenus… « de l’autre côté ». De l’autre côté de la vie, de l’autre côté du rideau, de l’autre côté du langage : « voici camarades le triste spectacle des âmes abandonnées dans la ville morte / condamnées au ressassement / à la parole vaine ». On n’y parle pas, on y « mastique ».
Surtout, le théâtre de Kermann porte en lui une vision qui renvoie à ses origines, romantiques ou grecques. Kermann fait du théâtre la chambre d’écho du néant, une bouche d’ombre par où les vivants et les morts communiquent. Ce ne sont ainsi pas seulement les mourants qui y parlent aux vivants, mais les vivants qui viennent y essayer la mort. Une seule définition, définitive : le théâtre est « ce vide, qui se remplit chaque soir / à seule fin de plaisir et d’oubli ». Un « vide ».
Inutiles, de ce fait, les tentations lyriques auxquels le dramaturge cède parfois, ou bien la couleur épique dont il colore un instant sa vision : « le soir ils étaient là aux sept portes de la ville / dans leurs armures blanches / étincelantes dans le soleil couchant (…) une armée d’outre-tombe ». Si De quelques choses vues la nuit n’a pas encore la puissance burlesque de La Mastication des morts, c’est qu’elle invente des circonstances extraordinaires à ce qui n’en a pas besoin : la banalité du quotidien suffit seule à envisager la fin du monde.
Mais on en vient ici au cœur de l’œuvre. Quelle est la catastrophe qui a frappé ces
« choses vues la nuit » ? Le texte ne donnera pas de réponse précise, évoque un cataclysme qui paraît sans causes, indiscutable, nécessité pure. Le tragique de l’œuvre de Patrick Kermann réside dans le fait qu’il distingue finalement moins les vivants et les morts qu’il ne les dépeint tous comme des condamnés a priori. Etrange jansénisme post-moderne, où Dieu s’est absenté, et où ce n’est pas l’au-delà qui damne, mais le présent, puisque le présent est déjà un néant. Vivant jusque dans sa chair cette révélation, Patrick Kermann s’est donné la mort en 2000.
Etienne Leterrier
De quelques choses vues la nuit
Patrick Kermann
Espaces 34, 88 pages, 13,50 €
Théâtre Bouches d’ombre
juin 2012 | Le Matricule des Anges n°134
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Espaces 34 entreprend la salutaire réédition de l’oeuvre théâtrale de Patrick Kermann, peuplée de vivants bien gisants.
Un livre
Bouches d’ombre
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°134
, juin 2012.