Enquête : la littérature est-elle encore engagée?
Nicolas Norrito, de Libertalia (où il officie avec Charlotte Dugrand et Bruno Bartkowiak), conçoit son activité d’éditeur comme le prolongement de ses années militantes qui ont pris leur essor à l’époque du lycée. « Issus du mouvement libertaire et antifasciste radical, nous poursuivons notre quête pour un autre futur solidaire et égalitaire. En ce moment nous tentons péniblement de résister à la droitisation de la société à l’aide de nos livres qu’on promène un peu partout dans les manifestations et les salons, car ils permettent un échange humain chaleureux et immédiat, fût-il contradictoire. Nous participons donc de toutes nos forces à la mélodie interstitielle des luttes. »
Éric Hazan a fondé et dirige les éditions La Fabrique. Dans une autre vie, il a été chirurgien et a choisi d’exercer auprès de ceux qui n’avaient pas un accès suffisant aux soins. La Fabrique est née en 1998 d’un désir de proposer de nouvelles lectures de l’histoire et du temps présent, dégagées de l’emprise des discours dominants : Révolution française, colonialisme, situation des Palestiniens, politique de l’État israélien, prisons, migrants sans papiers, politique sécuritaire et atteintes aux libertés… La Fabrique est conçue comme un collectif, un « centre de ralliement » où se déploient des pensées amies. La recherche du consensus n’est pas à l’ordre du jour : « La position politique de la maison est différente de ce qui aujourd’hui fédère. » Et la conjoncture n’est guère favorable à la transmission, la diffusion de visions et de discours radicaux sur le monde : « Presque tous les médias sont acquis à l’ennemi. Si bien que l’on a du mal à faire connaître nos livres. »
Nées elles aussi en 1998, les éditions Agone sont le prolongement d’une revue dont la création remonte à 1990. Thierry Discepolo est l’une des chevilles ouvrières de cette maison installée à Marseille qui accueille notamment les œuvres de Noam Chomsky, Karl Kraus, Jacques Bouveresse, George Orwell, Alfred Döblin, Howard Zinn (L’Histoire populaire des États-Unis)… « L’engagement d’un éditeur se trouve d’abord dans le respect du meilleur niveau professionnel des divers métiers qui le composent ; dans le fait d’intégrer dans sa production les savoirs positifs (dont l’Université reste le principal dépositaire) mis au service de la compréhension du monde par ses lecteurs et ses lectrices ; enfin dans l’évitement des logiques et de profits contradictoires avec une logique de fonds. » En ce qui concerne le contexte dans lequel cette politique éditoriale doit s’exercer, Thierry Discepolo y voit « L’ère de la plus grande confusion… Où la visibilité de la pensée critique nourrit surtout un marché de la contestation que se partagent des auteurs (archéo ou néo-contestataires, de Badiou à Onfray) et des collections radicales-chic développées par des éditeurs propriétés de grands groupes (du Seuil à La Découverte), avec l’aide de médias officiels, qui servent l’ordre dominant. »
Ces positions...