Pour nommer cette contrée en nous, éclairée par un cagnard perpétuel sous lequel la connaissance, au lieu d’être douteuse, adopte la minéralité des temples, et les sophismes marnent dans l’ombre des figuiers, Philippe Jaccottet a les mots de : « Grèce intérieure ». C’est un pays de frugalité, les collines ondulent au rythme de la pensée. On y a parfois des éblouissements, une révélation. On s’en remet près du font d’eau claire où Héraclite d’Ephèse murmure Panta rei, tout coule.
Voici venu le temps, sous un ciel non plus bleu, mais blanc sali d’estampe, d’enfiler des chaussettes sous le kimono. Les premiers pétales de neige tombent sans bruit du cerisier géant. Un rouge-gorge frissonnant redevient l’ami du vieux ramasseur de bois. Des enfants jouent, avec leur haleine de persil, à fumer comme les grands.
« Les feuilles qui tombent,
L’une sur l’autre couchées.
La pluie bat sur la pluie. » Gyôdai
Cependant que la Femme constate, au rafraîchissement de ses tempes, que des illusions viennent encore de faner. L’Homme pareil. Le pouvoir, l’argent, le succès… Demeurent quelques convictions dont la pierre, à défaut de soutenir en cette saison des frontons éclatants, parsème le jardin zen de cailloux avivés par le gel : le soin, la persévérance, l’humilité…
Qu’on en pince ou non pour la méditation, c’est à notre Orient intime que renvoie le retrait hivernal, avec son bruit de gouttelette trouant le silence au-dehors. Seules jacasseries : la nuit, à l’auberge, dans la vapeur des marmites. Le voyageur qu’une envie pressante taraudait, sorti sur le seuil, reste effaré du vide qu’éclairent les étoiles, avant que chaque arbre, chaque poteau, chaque motte, le seau, la margelle du puits, fasse entendre son chuchotis, dans la langue des souris.
L’horizon lui aussi s’est endormi tôt, tout de suite, à portée de main.
Au matin brille le fretin des araignées pêcheuses de brouillard, par myriades dans leurs filets. Le couinement incertain d’un vélo – on dirait que tout se tait pour le laisser s’exprimer – révèle l’existence d’un chemin grimpant sous les mélèzes. Sur l’étendue mate de la place, un seul marchand, son étal d’huîtres.
La France en janvier a des airs d’ancien film japonais. Et s’il y a, nous assure-t-on, de l’enfant en nous, ou de la fille, ou du black, ou de l’Espagne, pourquoi pas de l’Asie ? C’est que le froid aiguillonne en nos tréfonds – aussi bien qu’Ingmar Bergman ou Robert Walser – Bashô, Kawabata, Kurosawa. Place de la République, on reconnaît Toshiro Mifune au volant d’une puissante berline, éclaboussant au passage Dersou Ouzala.
À Paris, la serveuse du bar des Folies-Bergère, peinte par Manet, avait les yeux bridés. En levant les yeux, rue de Rennes, ailleurs, apparaissaient brusquement, la semaine dernière, – ils sont pourtant reproduits depuis combien d’années aux sommets d’immeubles ? – les chats perchés de Chris Marker, avatars du bibelot qui hante les boutiques chinoises.
Il semblait que tout fût aboli autour d’eux. Voilà bien le propre d’une fixette, comme de vouloir la partager avec l’honorable, le patient, le confucéen lecteur ; la lectrice qu’on imagine intelligente et cultivée ainsi que Sei Shônagon, cette jeune femme d’un millier d’années, et dont les carnets continuent d’inspirer Peter Greenaway (The Pillow Book) ou Ben Schott (Les Miscellanées…)
Au fait, nous serons l’année de quoi ? Du dragon (d’eau), le 23. Signe d’empereur, comme lui assuré de régner, juste mais inflexible. On dit qu’il supporte le singe et le rat, ces deux parasites indépendants, mais pas le chien, trop attachiant. Quels sont ses rapports avec le lièvre, ou le lapin, qu’on observe là-bas dans la lune lorsqu’elle est pleine ? Ici aussi, les oreilles en arrière, les pattes de devant levées, au point qu’on a du mal à retrouver, après, entre mare frigoris et mare nubium, les traits du Pierrot triste et familier (le 27 ).
Et avec la girafe ? Excellents, merci. Enamourés, quasi. Le transport de ce doux animal dans l’Empire du Milieu, en 1414, fit presque autant d’effet que celui de Mathieu Boogaerts, un drôle de chanteur nogentais, en 1996 au Japon.
« La girafe est un animal extraordinaire, un animal que l’Européen, au XVIe siècle encore, situe dans un pays de rêve. Vision bien différente que celle de la cour de Chine à l’époque Ming. Dans la langue de la Somalie, son pays d’origine, girafe se dit girin. Pour des oreilles chinoises, ce mot ressemblait beaucoup à chi lin, terme par lequel les habitants du Céleste Empire désignaient un animal fabuleux proche de notre licorne (…) L’apparition d’un chi lin était pour les Chinois plus qu’un heureux présage, un signe de la faveur du ciel, une preuve de la vertu de l’Empereur. Sous un régime parfait, les forces cosmiques étaient censées manifester leur excédent d’énergie par la création d’êtres extraordinaires tels que dragons ou chi lin aux pouvoirs bénéfiques. Une ressemblance frappante apparaissait entre la forme supposée du chi lin – lequel avait le corps d’un cerf et la queue d’un bœuf, se nourrissait exclusivement d’herbes et ne faisait de mal à aucun être vivant – et tout ce que l’on savait de la girafe. » Je tire ces lignes d’un remarquable ouvrage de Daniel Boorstin, Les Découvreurs, qui répond, par exemple, à ce genre de question : pourquoi les Asiatiques n’ont-ils pas « découvert » l’Amérique ? Parce qu’avec leur flotte inouïe – on parle de centaines de navires –, les Chinois préféraient ramener des girafes plutôt que de l’or, gâter de présents somptueux leurs lointains protégés, plutôt que de les empaler sur leur rempart s’ils n’avaient pas eu la bonne idée de s’enfuir.
À présent – l’hiver, vive les jeux d’enfants ! –, munis-toi de ciseaux, découpe cette chronique en petits morceaux que tu plieras et jetteras dans de l’eau colorée. Tu vas voir si, avec ton Matricule des anges, ce n’est pas un chi lin qui apparaît…
Éric Holder
L'Anachronique L’empire du soleil disparu
janvier 2012 | Le Matricule des Anges n°129
| par
Éric Holder
Un auteur
L’empire du soleil disparu
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°129
, janvier 2012.
