Cette chronique étant celle des arbres, des forêts et des hommes qui en émergent, il convient de signaler que les branches paraissent injustement nues en ce moment, fouettant de grands espaces bleus sous un soleil qui a réveillé des insectes, lesquels, stupéfaits, cherchent en vain une feuille où se poser. On dirait que l’hiver veut fermer les portes à l’heure, même si tous les clients sont déjà partis à la plage.
Profitant de ce que la sève ne monte toujours pas – l’inflexible attend les alentours du 15, vérifiant que « Taille tôt, taille tard, mais taille en mars » –, Jean-Pierre et moi finissons de coucher du bois acheté debout. J.P. est sylviculteur. Le prix du pin est fixé à la tonne « bord de route ». Je me demandais autrefois quels gnomes bâtissaient les escaliers en troncs aperçus par les vitres de la voiture. On reconnaît ces nains de bûches glacées, outre leur teint, à leurs chaussures de sécurité, à leur démarche (ils continuent la nuit d’enjamber les ronces), à ce qu’ils s’égosillent plutôt que de parler, alors que les tronçonneuses ne fonctionnent plus.
Le soir, après la soupe, pour nous détendre, nous nous rendons à la « grange belote ». La première ville vive – par antagonisme aux mortes – se trouve à soixante kilomètres, la télévision, dit J.P., rend couillon, les condés attendent à la sortie de bistrots suintant la peur, reste cette étable où des tables dépareillées, un poêle, des ampoules 100 w permettent aux autochtones de se retrouver. On se rend à la veillée en voiture. Leurs phares semblent baliser par intermittences, sur le pré devant, une zone de parachutage clandestin.
On entre par cooptation, parrainé(e) par des habitués. Une franchise de ton, un maintien dénué de manières, valent d’être bien accueilli. Un peu de tempérament ajoute au tableau. Il en faut, de toute façon, pour mener une partie à son terme au milieu du charivari.
Ce soir, nous jouons contre Guillaume et Anna. Anna est institutrice, les récentes grèves lui ont coûté 80 euros par jour, « Quoi de plus cher que les convictions ? » remarque-t-elle.
Et vous, Monsieur, qu’est-ce que vous faites ? hurle Jean-Pierre à Guillaume.
Salaud de flic, répond Anna à sa place.
Garde champêtre, exactement. Mais enfin oui, Guillaume a été gendarme, vingt ans. Il raconte le trou perdu où il est né, par comparaison, vous vivez à New York, les gars. Sa jeunesse, son ingénuité aidant, il a intégré une équipe d’intervention légère (ELI). C’était lui en civil, à minuit, lors de la Saint-Sylvestre, sur les Champs-Elysées, qui ôtait sa capuche, enfilait son brassard et criait « Police ! »
Dégueulasse, enchérit Anna.
Notre mission, ce soir-là, consistait à intercepter les meneurs d’une bande qui entourait et déshabillait intégralement des jeunes femmes comme toi.
à propos, je n’ai pas vu passer la dame, dit J.P. en jouant cœur.
Le pire, reprend Guillaume, c’était le chien. Il voulait tout le temps me bouffer. J’en rêve encore. Un malinois dressé pour fracasser les vitres, un boulet en guise de muselière. Lors d’interpellations en appartement, à six heures du matin, nous récupérions les habitants tétanisés, raidis de peur au milieu des aboiements.
Ce n’est pas un joli métier, convient J.P.
Raison pour laquelle j’en ai changé.
Mais c’est faux ! s’écrie Anna. Il a déjà pris sa retraite. Elle ne lui suffit pas pour croûter, bien fait !
à ce moment, un tumulte venu du fond de la grange saute par-dessus notre table, gagne les autres. On apprend que La Poste du village voisin va être fermée, vendue. L’annonce d’un soudain changement de gouvernement ne provoquerait pas une émotion pareille.
à qui la main ? demande Guillaume, un instant distrait. Certains collègues sont devenus vigiles aux entrées des supermarchés. Ils entendent toute la journée des clients dans ton genre, Anna, qui chuchotent « Enculé » en regardant ailleurs.
Je te le dis en face, moi !
Je t’aime, ma puce.
Nous aurons de gracieuses fillettes que nous appellerons Pervenche, Aubergine… Atout carreau.
On voit qu’une question brûle la langue de Jean-Pierre. Il la pose en rougissant (ce qui le rend attendrissant. J.P. n’est pas un nain, mais un colosse.)
Vous… surveillez la chasse ?
Guillaume plante dans le sien un regard complice. On peut y lire qu’il descend en droite ligne, lui aussi, d’agriculteurs.
Mon boulot consiste à attribuer des concessions au cimetière, à signer des déclarations de sanitaires conformes. Je salue plusieurs fois l’année (il prononce « l’an né ») devant le monument aux morts. J’apporte tous les lundis au maire des mini-viennoiseries et les derniers ragots. J’emmène des Ginette fin août écouter le brame du cerf. Depuis que je suis ici, je n’ai jamais placé en garde à vue qu’un berger allemand, en l’enfermant dans le poulailler qu’il avait ravagé.
« à part ça » continue-t-il en souriant à J.P. de manière significative, « je possède pour la bécasse un Verney-Carron numéroté, avec la plume du peintre incrustée dans la crosse. »
Jipé s’empourpre – de plaisir, cette fois.
Dimanche… commence-t-il.
Tsst, tsst… fait Guillaume, et l’on comprend que ces choses-là ne s’ébruitent pas. Belote. Tu me donneras ton téléphone ?
Merde alors ! Si on m’avait dit que je ferais ami-ami avec un flic…
Ce sont des choses qui arrivent…
Est-ce que tu sais qui va racheter La Poste ? demande Anna.
L'Anachronique Province toujours
mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121
| par
Éric Holder
Province toujours
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°121
, mars 2011.