Juli Zeh qui signe depuis L’Aigle et l’ange (2001), La Fille sans qualités (2007) et L’Ultime Question (2008), des livres en prise directe avec leur temps, possède une voix bien à elle : travaillée par la ténacité du doute et la volonté de comprendre, l’intelligence de cette jeune femme née en 1974 a le recul de qui ne veut pas s’en laisser conter. En plaçant cette fois son intrigue dans le futur, Juli Zeh laisse le champ libre à l’emprise d’un imaginaire qui porte à son paroxysme le bien-être du corps.
Nous sommes au milieu du XXIe siècle, dans une société parvenue au terme d’une évolution, semble-t-il, inéluctable. Les lois du marché, plus encore la religion, y sont devenues « des idéologies fumeuses » et c’est désormais la santé qui se trouve érigée en principe de légitimation du pouvoir. En d’autres termes, les gens sont en bonne santé et ont le devoir de le rester. Pas seulement pour eux-mêmes, au nom de « la normalité », de la raison, du bon sens, mais aussi pour le bien-être général. Selon cette « Méthode », ils sont ainsi tenus responsables de leur sommeil, de leur nutrition et de l’activité sportive qu’ils pratiquent. Même « l’amour » n’est plus qu’une question de compatibilité entre deux systèmes immunitaires – une mesure prophylactique de plus orchestrée par la très romantique « Centrale pour la recherche des partenaires ». Les citoyens ont beau avoir une puce plantée dans le bras, l’Etat traque sans relâche les ennemis intérieurs, comme le groupuscule extrémiste « Droit à la Maladie »…
Un réquisitoire contre la dictature de la prévention.
La jeune femme Mia Holl, biologiste de son état, a toujours, elle, adhéré à ce cours des choses. Jusqu’au jour où, ébranlée par le suicide de son frère, Moritz, confondu par son ADN pour un viol qu’il n’aura cessé de nier, elle se retranche chez elle. « Personne ne peut comprendre ce que j’endure. (…) Si j’étais un chien – j’aboierais contre moi-même pour m’empêcher d’approcher », dit-elle pour qu’on la laisse en paix. Sauf que ce faisant, Mia se soustrait aux impératifs de totale transparence, se rendant chaque jour un peu plus suspecte en négligeant, puis en refusant de se soumettre aux contrôles obligatoires. D’ailleurs, en pleurant la condamnation de son frère, qu’elle croit innocent, n’est-ce pas l’infaillibilité du système tout entier qu’elle met en doute ? Le doute comme maladie de l’esprit n’est-il pas, davantage que le plus commun des bacilles, le virus le plus infectieux ? Avec l’irruption de Heinrich Kramer, un fanatique convaincu de « La Méthode », le cas Mia Holl, accusée bientôt de délinquance subversive, va nécessairement devenir une affaire d’Etat… Séquencé en de nombreux et courts chapitres, servi par le goût de la formule percutante et un sens du dialogue très rythmé, le scénario « orwellien » inventé par Juli Zeh est d’une ingéniosité implacable. Juriste de formation, la romancière évalue, pèse ses mots plus qu’elle ne les écrit. D’une certaine façon, elle les assigne à révéler jusqu’au bout ce qu’ils ont dans le ventre. Patiente, rigoureuse et précise, elle n’est jamais à court de souffle pour avancer, démontrer, étayer un argument, ou en contester la légitimité. Et assurément, les joutes oratoires entre les différents protagonistes de ce procès monitoire sont l’une des forces d’un texte d’abord conçu pour la scène théâtrale. Quant à la verve spéculative, elle s’impose ici, avec brio.
Par-delà la déconstruction des rouages et des pratiques d’une machine totalitaire qui passe par l’histoire du sacrifice de l’individu pour sauver la légitimité du système, Zeh ne met pas seulement en relief le pouvoir du mensonge, de la peur et de l’autoaliénation. Dans ce réquisitoire alerte, à l’encontre notamment de la mollesse désabusée et médiocre des citoyens qui laissent s’installer la dictature de la prévention, il y a évidemment un rapport personnel au monde comme il va, celui de l’après-11-Septembre, qui s’exprime. Juli Zeh fait en effet partie de ceux qui dénoncent régulièrement l’intrusion des technologies dans nos libertés fondamentales : dans ses essais (Atteinte à la liberté qui paraît en même temps), ou dans des interviews, mais aussi comme simple citoyenne devant les tribunaux (elle a déposé une plainte contre le passeport biométrique et l’empreinte digitale). Car dans un état gagné par l’obsession sécuritaire, quelle est la valeur d’une existence promise à l’absence de risque ? Fort d’un bonheur sous contrôle, n’est-ce pas notre relation à la vie qui s’en trouvera (it) de façon tout à fait pernicieuse, affectée, en nous empêchant tout simplement de vivre ? Quel est le sens de l’humain, dans quoi réside encore sa dignité quand en échange de sécurité, il a sacrifié ses libertés ? Il y a beaucoup d’incrédulité, de pugnacité aussi, sous la plume de Juli Zeh, mais en prenant fait et cause pour la préservation d’une liberté qui soit encore pour nous capacité de protester, de faire des choix difficiles, c’est bien une forme de littérature engagée qu’elle honore.
Sophie Deltin
Corpus delicti, un procès
Juli Zeh
Traduit de l’allemand par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus
Actes Sud, 240 pages, 20 €
Domaine étranger Liberté infectieuse
octobre 2010 | Le Matricule des Anges n°117
| par
Sophie Deltin
Fiction politique, le nouveau roman de l’Allemande Juli Zeh repose sur le scénario effrayant d’un état fondé sur l’hystérie hygiéniste.
Un livre
Liberté infectieuse
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°117
, octobre 2010.