Paru en 1992, le texte s’annonce comme un « roman en mille chapitres dont les neuf dixièmes sont perdus ». Roman, sinon épopée : celle de la rencontre entre le monde et un être humain à « l’étrangeté de l’axolotl en dépit de sa forme indéniablement familière » qui y affleure, le fils aîné du poète, nommé Marin. Marin le nain, « cher éléphant sauvage », « le doux Marin chinois », « prodigieux dauphin riant », Marin « une chenille au dos comme du velours », « le loup Marin », ours et koala. Cette chronique libre et sans dates parvient à conférer une forme par le langage, véhiculant y compris ce qui dans l’exprimé se tient d’inexprimable, à toute la complexité d’émotions, d’événements et de processus qui suivent l’arrivée d’un enfant parmi les « géants », tandis que « petit à petit (il) abandonne ses coquilles devenues inhabitables les unes après les autres ». Une chronique des premières fois, des habitudes et des choix du tout petit garçon, où Savitzkaya parvient à abandonner son point de vue d’adulte et de père, pour épouser l’angle d’un tiers observateur : « Le premier riz rendit Marin de si bonne humeur qu’il fit le compte à l’envers, expédiant les grains hors de sa bouche un par un, deux par deux, trois par trois… » Angle où un souci de la description précise se teint fatalement de tendresse et de fascination, sans que jamais l’obnubilation paternelle ne se manifeste à travers un superlatif ou une exclamation gaga. Procédé littéraire certes, mais aussi attitude humaine : celle d’un respect sans bornes pour cet être en devenir qui se mesure au monde : « c’est alors qu’il leva enfin sa tête et se tint sur les coudes comme un sphinx, comptant les multiples horizons qui se présentaient soudain à sa vue ».
Le tout sur le fond, comme toujours dans l’écriture de Savitzkaya, d’une continuité instaurée entre le corps humain et le corps du monde, animé ou inanimé, inscrivant l’enfant dans la haute généalogie cosmique (« D’abord est la mer dans laquelle le sel est présent comme il est présent dans tes yeux ») et dans la chaîne du réel : « des moulins qui broient le sel ou la coriandre, des crécelles, des grelots du traîneau rouge, des sonnettes à vélo, des mouches, des bourdons, des abeilles et des cloches ». Belle lecture, rappel à la liberté créatrice.
Marta Krol
Marin mon cœur
Eugène Savitzkaya
Éditions de Minuit, « Double », 94 pages, 6 €
Domaine français Marin mon coeur
octobre 2010 | Le Matricule des Anges n°117
| par
Marta Krol
Un livre
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°117
, octobre 2010.