Dans cette fresque de la vie argentine, Ernesto Sabato traque le particulier pour accéder à l’homme. En passant par sa folie.
Selon Witold Gombrowicz, Héros et tombes appartient « à un genre des plus suspects : celui des romans dont la lecture se termine souvent à quatre heures du matin ». Mais à quatre heures du matin, parvenu au terme de son aventure, le lecteur sera bien en peine d’expliquer pour quelle raison il n’a pu abandonner sa lecture, et probablement très embarrassé si on lui demande un résumé du roman (sans doute se contentera-t-il d’en évoquer les grands moments, en espérant que les autres y aillent voir par eux-mêmes).
Que dire en effet d’un tel roman, sinon le présenter dans ses grandes lignes ? Comme l’ensemble du triptyque au cœur duquel il s’insère (entre Le Tunnel et L’Ange des ténèbres), tout se passe à Buenos Aires, une ville de six millions d’êtres humains, une Babylone à la fois épouvantable et terrible. Les deux premières parties, racontées sur le ton de la confession, sont consacrées à la relation, que l’on qualifiera d’amoureuse pour faire vite, mais qui est beaucoup plus que cela, entre Martín, un jeune homme qui découvre l’amour, et Alejandra, qui souffre d’on ne sait trop quelle maladie mentale (elle se désigne elle-même comme une ordure, trouve reposant de se détester, et pense que le monde est une vraie saloperie). D’Alejandra, c’est peu dire qu’elle est étrange, mais il faut bien reconnaître qu’elle sort de l’ordinaire : elle prévoit l’avenir, tient des propos déroutants, vit entourée d’un vieillard qui conserve dans un carton la tête du commandant Acevedo, d’une vieille Indienne plus ou moins sourde, et de l’oncle Bebe, un fou qui se promène constamment avec sa clarinette… Leur relation n’a pas plus d’une semaine que l’on comprend que Martín va souffrir. Pour lui, chaque entrevue prendra des allures d’expérience (Alejandra disparaissant des semaines entières sans plus donner signe de vie, puis réapparaissant brusquement, semblant alors surgir de nulle part), et l’on aimerait lui conseiller soit de prendre ses jambes à son cou, soit de s’attendre au pire. Dans une épuisante succession d’extases et de catastrophes, leur histoire va peu à peu ressembler à celle mise en scène par Pierre Louÿs dans La Femme et le Pantin, à cette différence près que chez Sabato (né en 1911) la femme ne joue pas : c’est sa folie qui la fait jouer, ou qui se joue d’elle.
Avec ses fous, ses malades et ses fantômes.
La partie suivante tourne le dos à l’histoire précédente (que l’on croit prématurément enterrée) et poursuit en compagnie de Fernando, le père d’Alejandra. On y découvre l’obsession de cet homme pour la cécité, obsession qui le conduit dans une épopée délirante (au royaume des fous, les aveugles sont rois). Sabato livre ici une enquête soignée sur une secte qui enrôle des aveugles on ne sait trop à quelle fin (on sait simplement que Fernando espère fournir à la science un rapport aussi complet que possible sur les mœurs des aveugles, et que ses investigations le feront basculer dans un univers semblable à celui des romans de Kafka).
Alors que l’on s’interroge encore sur ce que Fernando vient de vivre (a-t-il rêvé ? est-il fou ?), on revient à l’histoire de Martín et d’Alejandra, laquelle s’achève quelques pages plus loin de la manière la plus tragique qui soit (et celle à laquelle, malgré tout, on s’attendait le moins) : Alejandra tue son père et périt dans l’incendie de leur maison. L’ultime volet du roman se resserre ensuite autour du chagrin de Martín et de sa singulière éducation sentimentale, telle qu’un de ses confidents peut l’entendre et la comprendre.
Sans doute convient-il d’ajouter que des pages entières de l’histoire de l’Argentine s’unissent aux épisodes romanesques, des luttes du XIXe siècle jusqu’au renversement de Perón. Publié en 1961 (six ans après la chute de Perón), ce roman se prête à de multiples lectures. On peut bien sûr le lire comme une suite de moments (car on aura beau faire, il ne présente pas une intrigue linéaire) dans une relation amoureuse faite de passions et de subversions. Mais on pourra aussi y voir une fresque de l’Argentine de Perón, avec ses malades, ses fantômes, ses fous, et sa société qui semble foncer droit dans le mur.
Mais le plus simple sera peut-être de s’en remettre à ses seules qualités littéraires, qui en font un des grands romans du siècle dernier. Sa phrase notamment, capable de tout capter du réel qui l’entoure et de se faufiler dans les régions les plus reculées de l’âme humaine. Et mieux encore sa complexité : outre son absence d’intrigue (on se demande par quel miracle un tel livre tient debout), Héros et tombes mêle des passages épiques et des pages que l’on croirait arrachées au surréalisme, comme si Sabato avait décidé de faire la synthèse de tout ce qui l’avait précédé, pour aller encore plus loin, au risque parfois d’égarer le lecteur.
Héros et tombes de Ernesto Sabato
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Jacques Villard, Points Seuil, 544 pages, 12,50 €
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