Carlos Liscano possède un agenda de ministre. La veille, il rencontrait des lecteurs à Vienne, invité par la librairie Lucioles. Lyon lui a fourni un gîte pour participer à deux rencontres de la Fête du livre de Bron, dans la banlieue. Un séjour court en France, et retour à Montevideo, sa ville natale, le seul endroit au monde où il ne se sent pas un étranger. Quelques jours plus tard, il était de retour dans l’Hexagone du côté de Lille où l’université s’apprête à publier une édition fac-similée de ses écrits de prison tels que l’Uruguayen les a consignés sur d’innombrables bouts de papier entre 1981 et 1985.
Avec la parution du Fourgon des fous en 2001 (2006 pour l’édition française), l’écrivain a inscrit son nom au catalogue de ces auteurs meurtris par l’Histoire dont un livre suffit à marquer à jamais ses lecteurs. Le Fourgon des fous décrit, avec une économie de moyens saisissante, l’expérience de la torture telle que l’écrivain l’a vécue en 1972. Il lui aura fallu trente ans pour écrire un livre dont la rédaction, nous dira-t-il, ne lui prit que quelques semaines.
« Je voulais essayer de raisonner, de comprendre la relation entre le torturé et celui qui torture. » Livre incandescent, bouleversant, tenu de bout en bout par une éthique droite et radicale, Le Fourgon des fous éclairait rétrospectivement l’univers d’un auteur dont une bonne partie de l’œuvre reste inaccessible en français. Romancier, nouvelliste, dramaturge, essayiste, Carlos Liscano a forgé sa langue à l’âpreté de treize ans de geôle sous le régime totalitaire de l’Uruguay avant de s’exiler en Suède, puisque devenu étranger à son propre pays. Nous y reviendrons.
On peut saisir dans ses livres, qu’ils soient de fiction ou non (et depuis la parution du Fourgon des fous aucun de ses livres n’est plus de fiction), des éléments d’autobiographie utiles à la compréhension de l’œuvre. D’ailleurs, durant notre entretien, l’homme semble puiser des phrases entières de ses propres livres pour évoquer son parcours chaotique dans l’existence. Comme si tout était écrit (mais en castillan) et que la parole n’avait donc pas lieu de s’étendre.
Carlos Liscano naît donc en 1949, premier enfant d’un couple très modeste. Le père est épicier : « au début, il avait une charrette avec un cheval et vendait des fruits et des légumes dans la rue et par la suite, il a eu un petit magasin à Montevideo. On s’est amélioré. (sourires) » La mère est employée dans une usine textile. Tous deux ont suivi brièvement l’école rurale avant de s’installer dans ce quartier très populaire de Montevideo, La Teja que l’écrivain évoque à maintes reprises : « En ce temps-là, La Teja était un vrai trou, des gens à moitié gauchos, une poignée d’Espingouins, un ou deux Basques et une flopée d’anarchistes, et si on n’était pas quelqu’un, on n’était rien. » (« Santos Gómez » in Le Rapporteur et autres récits). Un quartier « où tout le monde n’avait pas l’eau potable, où il y avait un seul téléphone...
Dossier
Carlos Liscano
Au nom des siens
D’une vie raturée par le totalitarisme, marquée au fer par la torture et la détention, Carlos Liscano a fait un cheminement vers l’écriture et le combat contre toute aliénation. Comme s’il lui fallait sans cesse conjuguer le verbe libérer au présent. Parution de L’écrivain et l’autre.